Philosophe français
(15 juillet 1930, El Biar Algérie / 9 octobre 2004, Paris)
1956 : Reçu à l’agrégation de philosophie
1967 : Publie L’Écriture et la Différence, La Voix et le Phénomène et de De la grammatologie
1975 : Commence à enseigner à Yale, aux Etats-Unis
1983 : Cofonde le Collège international de philosophie
De l’avis même de Jacques Derrida, la déconstruction dont il est l’initiateur et le développeur n’est pas une philosophie, ni une anti-philosophie, ni même un concept, ni même une méthode. Quand il tente lui-même de définir la déconstruction, il donne des réponses aussi concises qu’improvisées, sans doute pour déjouer l’autorité légitime de la question, et parce qu’il n’y a pas "une" mais "des" déconstructions, . . (cf. avec . . Jacques Derrida, "de la déconstruction")
Son style, sa rhétorique, sa personnalité, ont radicalisé ses contemporains en deux camps. Pour les plus hostiles, Jacques Derrida est un simple iconoclaste, destructionniste, nihiliste, voire obscurantiste. Pour les autres, sa démarche exigente est des plus féconde pour la pensée contemporaine elle-même.
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Cinq notions clés de l’œuvre de Derrida par Martin Duru (Philosophie magazine n°72 - 22/o8/2o13)
Grammatologie : Derrida a sorti de l’oubli ce mot ancien, forgé à partir du grec gramma (« lettre », « écriture », « alphabet ») et logos (« discours »). On lit la définition suivante dans le Littré : « Traité des lettres, de l’alphabet, de la syllabation, de la lecture et de l’écriture. » Dans Grammatologie, le philosophe réadapte et présente cette notion comme « la science de l’écriture avant la parole et dans la parole ». Elle est critique, polémique : elle est érigée contre le « logocentrisme », position qui rabaisse l’écriture – associée à la perte de sens, à la répétition vaine, voire à la violence – par rapport à la voix, censée donner accès aux choses mêmes. À l’inverse, l’écriture, dont le concept est élargi, précède la voix ; fonctionnant en l’absence de l’émetteur et/ou du destinataire, elle désigne et qualifie toute forme de communication. Même parlée, donc…
Pharmakon : Ce mot grec est ambivalent, « indécidable » : selon le contexte, il peut être traduit soit par « poison », soit par « remède ». À la fin du Phèdre de Platon, dont Derrida propose une relecture magistrale, l’écriture est conçue dans la bouche de Socrate comme un pharmakon. En l’occurrence, un poison : elle est une puissance trompeuse, une technique qui imite, corrompt le savoir et la mémoire véritables. Elle doit être bannie, exclue du champ de la philosophie. Mais en réalité, le refoulé revient toujours : lui-même ambigu, Socrate a composé des poèmes et envoûte ses auditeurs tel un sophiste – le héraut de la vérité rationnelle et le sorcier cohabitent dans le même personnage… Leçon du pharmakon : le dedans est contaminé par son dehors, chaque terme est hanté par celui auquel il s’oppose (la voix par l’écriture, la philosophie par la sophistique).
Trace : Selon la conception courante, une trace est le signe d’une chose désormais absente ; elle témoigne d’un passage antérieur. Autrement dit, il y aurait d’abord une présence pure, puis ce qui en reste – des empreintes de pas dans la neige. Renversant ce schéma, Derrida avance un paradoxe déroutant : selon lui, la trace est originaire, au commencement (c’est pourquoi il parle d’« archi-trace », le préfixe « archi » signifiant une précédence, une prééminence). Il n’existe pas de sens premier, pas d’original authentique – l’original est toujours déjà une copie. La trace elle-même n’est jamais stable, repérable : il lui appartient de « s’effacer elle-même, de dérober elle-même ce qui pourrait la maintenir en présence ». Qu’elle soit écrite ou vécue, la trace désigne le lieu et le jeu d’un enchevêtrement primordial : le même entremêlé, creusé par l’autre.
DifférAnce : C’est l’une des trouvailles les plus fameuses de Derrida. Il crée ce mot qui résonne avec celui de différence – le décalage ne s’entend pas, il s’écrit et se lit… Le substantif est forgé à partir du participe présent du verbe « différer », qui possède plusieurs sens ; « différer » signifie « ne pas être identique à », mais aussi « remettre à plus tard ». La différance renvoie dès lors au mouvement ou au processus qui ajourne toute présence en la séparant d’elle-même – c’est un synonyme de trace. Les mots et les choses sont toujours en instance de différenciation : sursis, délai, retard à l’arrivage. Derrida fait de la différance la mère des concepts (par exemple, la culture est de la nature différée, mise en suspens), mais aussi la dynamique même de l’identité, de la vie : nous ne coïncidons jamais avec nous-mêmes, ne cessons de disparaître et de réapparaître autrement.
Phallogocentrisme : Mot-valise issu de « phallus » – symbole de la puissance masculine, signifiant du désir en psychanalyse – et de « logocentrisme ». Surtout écrite par des hommes, la philosophie s’est constituée sur un rabaissement de la femme (reléguée du côté des apparences, de l’irrationnel, de la séduction) ; le néologisme a d’abord cette fonction d’analyse critique. Cependant, Derrida ne promeut pas un « gynocentrisme ». En porte-à-faux avec un certain féminisme, il refuse d’essentialiser la femme ou la différence des sexes (de dire ce qu’elles sont « en soi »). La notion de genre correspond à un « principe d’ordre » qu’il s’agit de déconstruire. Le féminin nomme bien plutôt un élément de débordement et de subversion, qui désarçonne les catégories établies : « Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même. »