Blog-note de jef safi

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avec . . Alain Badiou
De quoi Sarkozy est-il le nom ?

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vendredi 11 mars 2011


Alain Badiou - interview nonfiction

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

La construction de la procédure de vérité n’est jamais pacifique. En tant qu’exception, en tant qu’origine dans un évènement, elle est toujours dans le péril et la menace du retour à l’ordre.

Et donc il y a des ennemis. Sarkozy je le déteste vraiment. Là il y a un affect. Cet affect est variable, parmi mes ennemis il y en a qui me laissent plus ou moins indifférent. Celui-là ne me plaît spécialement pas. Je l’ai vu venir d’assez loin. Il ne me plaît spécialement pas parce que, véritablement, il se trouve que dans la facticité de la politique, ça fait vingt ans que cette question des étrangers, des prolétaires de provenance étrangère, des papiers, des sans-papiers, des centres de rétention, etc, je m’en occupe de façon très assidue et suivie. Sarkozy c’est l’homme qui a pris ça comme cheval de bataille. Une bonne partie de sa campagne électorale s’est fait en réalité quand il était ministre de l’intérieur, quand il a siphonné les voix du Front National en faisant penser que c’était lui l’homme dur sur la question des étrangers. Je voulais écrire à son propos un pamphlet, dans la grande tradition du pamphlet, en disant ce type-là est dégoûtant, balancez-le. (...)

Mais (...) l’essentiel de ce que je dis ne concerne pas Sarkozy lui-même. Ça concerne les raisons pour lesquelles il a été élu. Ce qui m’intéresse c’est la subjectivité sarkozienne. Si je voulais écrire sur la nature exacte de la politique de Sarkozy dans son rapport à la phase actuelle du capitalisme contemporain, j’écrirais tout à fait autre chose. Ce qui m’intéressait c’est la subjectivité de masse du sarkozisme, de quoi se compose l’enthousiasme pour Sarkozy ; qui d’ailleurs semble assez atteint. Au fur et à mesure que Sarkozy déploie ce qu’il veut faire, cette figure du sarkozisme de masse semble elle déçue et atteinte. C’est de ça dont j’ai parlé.

Quand j’ai parlé du "pétainisme transcendantal" comme structure conservatrice de la France, et que les gens m’ont dit mais enfin Sarkozy et Pétain ça n’a rien à voir, évidemment que ça n’a rien à voir ! (...) Je faisais une comparaison entre certains éléments de la subjectivité qui a porté l’élection de Sarkozy et la subjectivité conservatrice, réactive, frileuse, peureuse, qui a entourée d’autres phénomènes de l’histoire française.

Le sarkozisme est-il un humanisme ?

Il y a un énoncé tout à fait extraordinaire de Lacoue-Labarthe que j’ai plusieurs fois commenté qui est : "comprenons bien que le nazisme est un humanisme". Parce qu’on peut très légitimement appeler humanisme toute politique qui se fonde sur une définition rigoureuse de l’homme. Le nazisme définit parfaitement ce que c’est que l’homme, le surhomme et le sous-homme, (...) et il en tire implacablement les conséquences. Malgré tout, toute comparaison avec le nazisme est toujours fallacieuse, et nulle, je le sais parfaitement. Mais enfin il est vrai qu’il est le premier à s’être aventuré sur le terrain de l’homme africain, du partage de nos valeurs, de l’intégration, etc, et mettant très fortement en avant des conditions identitaires de la nation. Ça c’est un point par lequel il est d’un humanisme que je réprouve. D’ailleurs personnellement je ne suis pas humaniste, je pense que dès qu’on s’engage dans l’humanisme ça veut dire qu’on prédétermine ce que c’est que l’homme et que c’est toujours extrêmement dangereux spécialement en politique. En politique il vaut mieux ne pas avoir de définition préalable de ce qu’est un homme, surtout que je ne vois pas comment définir ce qu’est un homme sans définir celui qui n’en est pas tout à fait.

Références communistes

(...) J’ai toujours dit, depuis les années 80s, que toute une partie de l’expérience révolutionnaire du XXe siècle avaient été un désastre. Premier point, je ne veux en discuter même violemment qu’entre nous, pas avec l’ennemi qui lui, veut qu’on dise une fois pour toutes que rien n’est possible dans cette direction-là. Deuxième point, c’est une étape close, je le reconnais absolument, mais comme je garde l’hypothèse, je suis dans l’idée d’ouvrir une troisième étape, je ne suis pas dans l’idée de liquider tout ça comme si ça avait été une espèce de pathologie historique incompréhensible.

Philosophe

Il me semble que si on prend la philosophie du XXe siècle, on peut y discerner deux courants fondamentaux. Premièrement un courant que j’appellerais vitaliste, qui s’origine dans Bergson, mais dans Nietzsche aussi, et qui traverse tout le siècle avec y compris certains avatars existentialistes, il y a comme ça un frottement entre les deux ; et puis un courant rationaliste et grammairien, appuyé sur la logique, les mathématiques, etc, qui a passé par le cercle de Vienne, mais qui s’est aussi déployé jusqu’à aujourd’hui, et dont l’ultime avatar est le cognitivisme contemporain. Il y a eu ces deux choses-là, une tendance qui privilégiait le temps, la durée, l’existence, et puis une tendance qui privilégiait le langage et la grammaire, bon je simplifie. Si j’avais à me situer, je tenterais de dire que j’essaie d’être dans un élément qui n’est ni le premier ni le second, à vrai dire, qui ont en commun l’anti-platonisme en fait. Parce que le courant vitaliste existentiel a toujours été anti-platonicien parce que Platon c’est une pensée des essences, de quelque chose qui surplombe l’existence. Et le courant logiciste et grammatical est lui aussi anti-platonicien parce qu’il considère que pour Platon il y a des objets idéaux qui existent vraiment et non pas des constructions langagières. Les jeux de langage de Wittgenstein c’est anti-platonicien et la force du désir, la puissance créatrice de la vie c’est aussi anti-platonicien. Et donc je me situerais de ce point de vue-là comme une tentative de reconstruire un rationalisme moderne, intégrant l’ensemble des dispositions contemporaines dans l’ordre de l’art, de la politique, de la science, etc, mais ne s’inscrivant pas ou tentant de ne pas s’inscrire dans la dualité en question.

La vérité

Je pense que la question de la vérité a été prise là aussi historiquement dans un double registre. Il y a le registre de l’adéquation, c’est-à-dire de la conformité entre ce qui est pensé et le réel. Et il y a une deuxième orientation, qui est plutôt la vérité comme expérience, comme dévoilement, avec la thèse heideggerienne selon laquelle finalement l’essence de la vérité c’est la liberté, une conception en définitive existentielle si je puis dire de la vérité. Moi ce que je propose de dire, et qui a des racines hegeliennes ou dialectiques c’est que la vérité est toujours une construction, voilà. La vérité c’est un processus, un certain type de processus, et le résultat naturellement de ce processus, mais c’est le processus qui m’importe. Et alors évidemment, si les vérités sont des processus, le pluriel est tout à fait fondamental dans cette affaire, il va falloir se poser la question de l’origine de ce processus, ce qui le rend possible, et deuxièmement de son originalité, sa singularité dans le monde dans lequel il y a ce processus. À la première question de l’origine, c’est ma théorie de l’évènement, il y a l’idée que tout processus s’enracine dans une exception et pas dans les lois générales du monde. Quant à la deuxième question, c’est la question de la construction de la vérité dans un monde et donc tout de même de sa compatibilité avec le monde réel. Il y a une dimension d’exception du coté de l’origine et une dimension de compatibilité du coté de la construction, et tout ça va permettre de dire que les vérités existent, qu’on peut en un certain sens leur attribuer une certaine éternité, sans avoir besoin de la transcendance. Elles sont des constructions particulières et cependant elles sont universelles pour des raisons qui tiennent à la fois à leur origine et à leur construction.

Je pense que la philosophie est systématique pour deux raisons pas tout à fait accordées l’une à l’autre. La première raison c’est qu’elle doit construire, proposer, sous un nom quelconque, un nouveau concept de ce qu’est une vérité. Pour autant qu’elle propose une rationalité de tout ça, ou disons une vision générale de tout ça, elle est systématique. La deuxième raison c’est à mon avis que, comme en définitive tout accès fût-il de l’ordre de l’expérience à ce qui est nouveau, à ce qui est vrai, etc, se fait toujours par incorporation, appropriation, d’une logique immanente, la philosophie doit toujours rendre compte de ce qu’est cette logique immanente. Il y a toujours deux aspects systématiques dans la philosophie, le concept fondamental sous des noms divers qui peut être Dieu, la Vie, la Vérité, etc, mais qui rend compte en réalité de la créativité, et puis d’autre part l’accès à cette créativité qui est toujours la restitution d’une logique immanente.

Sur la démocratie

La démocratie au sens où on l’entend c’est fondamentalement une forme d’état, le dispositif parlementaire, électoral, etc, y compris le dispositif des lois qui vont avec. On peut en discuter en tant que forme d’état, la comparer à d’autres formes, dire "c’est plutôt moins mauvais", etc. La question de savoir quel rapport ça a avec une procédure politique comme procédure de vérité, c’est une question tout à fait différente. Je pense en effet que le système représentatif, normé par le nombre, en relation très étroite avec une structure qui elle-même est oligarchique - tout le monde sait que la représentation parlementaire a pour noyau une oligarchie financière, politique et médiatique, assez retreinte - , cet ensemble-là, ensemble cohérent, qui fonctionne, ne nous ouvre aucun accès immédiat à la vérité politique ; il est même fait pour qu’il n’y ait pas cet accès. D’où le fait que l’accès est tout particulièrement évènementiel. Parce que la structure dominante est suffisamment souple pour masquer tout accès à la vérité politique sans le faire d’une façon violemment visible, sauf dans certaines circonstances. La pensée que j’ai de la politique c’est qu’elle est le système possible des conséquences les plus durables qu’on puisse déployer de cette rareté évènementielle, parce que c’est assez rare en fin de compte, et c’est ça la question politique proprement dite. Penser la politique c’est penser ce que peuvent être les organisations, les manifestations, les déploiements, des conséquences successives d’un évènement qui vient rompre la figure étatique. Il y a un dérèglement de la figure étatique qui permet tout d’un coup une lisibilité minimale du processus politique comme processus de vérité et pas comme gestion des affaires.