Blog-note de jef safi

s’ e n t r e - t e n i r

avec . . Gilles Deleuze
Lecture accentuée de Spinoza

Des affects comme effectuations de la puissance.

mercredi 9 mars 2011

Extraits du cours complet de Vincennes.


Deleuze - Spinoza - La révolution trahie 1 par revolution2

Tu as tendance toi (Comtesse) à mettre l’accent très vite sur une notion authentiquement spinoziste, celle de "tendance à persévérer dans l’être". Je dis ça parce que c’est intéressant pour toute lecture, dont vous, quelqu’un qui lit vous comprenez, est forcément quelqu’un qui met des accents sur tel et tel point. C’est comme en musique les accents ne sont pas donnés dans un texte. Alors voilà Comtesse qui déjà la dernière fois me disait : bon c’est très joli tout ça mais le conatus, c’est à dire ce que l’on traduit par le conatus, ce que Spinoza appelle en latin le conatus, c’est-à-dire ce que l’on traduit d’habitude par la "tendance à persévérer dans l’être", qu’est ce que tu en fais ?

Et moi je répondais : Et bien écoute, il faut me pardonner, pour le moment je ne peux pas l’introduire parce que dans ma lecture je mets des accents sur d’autres notions spinozistes et "la tendance à persévérer dans l’être" finalement, ça allait déjà de soi d’après ce que je disais, je la conclurais.

Quelque importance que je lui donne, je la conclurais d’autres notions qui sont pour moi, les notions essentielles, mais je ne dis pas du tout que j’ai raison, celles de puissance et d’affect. Aujourd’hui, tu reviens un peu au même thème. Ce qui revient et ce qui me paraît très intéressant, ce qui est une manière de me dire : "Eh bien, moi je ne lis pas exactement même si on est d’accord sur l’ensemble". Tu me dis en gros : "moi je ne lis pas exactement Spinoza comme toi, parce que moi je mettrais l’accent immédiatement sur la tendance à persévérer dans l’être".

Alors vous comprenez à ce niveau moi je trouve, il n’y a même pas lieu à une discussion. Ça m’intéresse beaucoup ce que dit Comtesse, ce n’est pas du tout une lecture contradictoire. Lui il vous proposerait évidemment une autre lecture, c’est à dire différemment accentuée. Quant au problème précis que tu viens de poser, ton premier - ce que tu annonçais comme un premier problème que tu me posais - sur cette histoire "homme raisonnable / homme dément", moi je répondrais au point où j’en suis là exactement ceci :

Qu’est ce qui distingue le dément et l’homme raisonnable selon Spinoza ?

Et, inversement, et en même temps, dans la même question il y a : "qu’est ce qui ne les distingue pas ?" De quel point de vue est-ce qu’ils n’ont pas à être distingués ? De quel point de vue est-ce qu’ils ont à être distingués ?

Je dirais, pour moi, pour ma lecture en tout cas, la réponse de Spinoza est extrêmement rigoureuse, quitte à ce qu’on ne la comprenne que plus tard. Si je résume la réponse de Spinoza, il me semble que ce résumé serait ceci :

D’un certain point de vue il n’y a aucune raison de faire une différence entre l’homme raisonnable et le dément. D’un autre point de vue il y a une raison de faire une différence.

Premièrement, du point de vue de la puissance, j’introduis toujours pas "tendance à persévérer dans l’être". Sans doute que cette notion elle me plaît moins que les autres, je sais pas, on choisit pas peut-être. Du point de vue de la puissance, il n’y a aucune raison d’introduire une différence entre l’homme raisonnable et l’homme dément. Qu’est ce que ça veut dire ? Est ce que ça veut dire qu’ils ont la même puissance ? Non, ça ne veut pas dire qu’ils ont la même puissance. Mais ça veut dire que chacun autant, pour autant qu’il est en lui réalise, effectue sa puissance. C’est à dire pour parler comme Spinoza et Comtesse à la fois, c’est à dire chacun autant qu’il est en lui, s’efforce de persévérer dans son être.

Donc du point de vue de la puissance en tant que chacun d’après le droit naturel, s’efforce de persévérer dans son être c’est à dire, effectue sa puissance. Voyez, je suis jamais toujours entre parenthèses (effort là) Ce n’est pas qu’il s’efforce de persévérer c’est parce qu’il essaie. De toute manière il persévère dans son être autant qu’il est en lui. C’est pour ça que je n’aime pas bien l’idée, de conatus, d’effort qui ne traduit pas il me semble la pensée de Spinoza en fait. Car ce qu’il appelle un effort pour persévérer dans l’être c’est le fait que j’effectue ma puissance à chaque moment, autant qu’il est en moi. En fait ce n’est pas un effort, il me semble pas - peu importe. Mais du point de vue de la puissance donc, je peux dire chacun se vaut, non pas du tout parce que chacun aurait la même puissance, en effet la puissance du dément n’est pas la même que la puissance de l’homme raisonnable, mais ce qu’il y a de commun entre les deux c’est que quelque soit la puissance chacun effectue la sienne.

Donc de ce point de vue je ne dirais pas l’homme raisonnable vaut mieux que le dément. Je ne peux pas, j’ai aucun moyen de le dire. Chacun a une puissance, chacun effectue cette puissance autant qu’il est en lui. C’est le droit naturel, c’est le monde de la nature. De ce point de vue je ne pourrais pas faire une différence, je ne pourrais établir aucune différence de qualité entre l’homme raisonnable et le fou.

Mais deuxième point, d’un autre point de vue je sais bien que l’homme raisonnable est meilleur entre guillemets que le fou. Meilleur ça veut dire quoi ? Ça veut dire sans doute plus puissant au sens spinoziste du mot. Donc d’un certain point de vue, d’un autre point de vue, de ce second point de vue, je dois faire et je fais une différence entre l’homme raisonnable et le fou. Bon, quel est cet autre point de vue ? D’après ce que j’ai fait la dernière fois, ce que j’ai essayé d’expliquer la dernière fois, ma réponse selon Spinoza, serait exactement ceci : du point de la puissance vous n’avez aucune raison de distinguer le raisonnable et le fou. Mais de l’autre point de vue, celui des affects vous distinguez le raisonnable et le fou.

D’où vient cet autre point de vue, vous vous rappelez ? La puissance est toujours en acte, elle est toujours effectuée, d’accord. Mais qu’est ce qui l’effectue ? Les affects. Les affects sont les effectuations de la puissance.

C’est à dire ce que j’éprouve en actions, en passions, c’est cela qui effectue ma puissance à chaque moment, à chaque instant. Eh bien, si l’homme raisonnable et le fou se distinguent ce n’est pas par la puissance. Chacun réalise sa puissance, donc ce n’est pas par la puissance. C’est par les affects, les affects de l’homme raisonnable ne sont pas les mêmes que les affects du fou. D’où tout le problème de la raison sera converti par Spinoza en un cas spécial du problème plus général des affects.

La raison désigne un certain type d’affects. Et ça c’est très nouveau, une telle conception de la raison c’est très nouveau. Dire la raison, elle ne vas pas se définir par des idées, bien sûr elle se définira aussi par des idées, elle ne se définira pas théoriquement mais il y a une raison pratique qui consiste en un certain type d’affects, en une certaine manière d’être affecté. Ça pose un problème très pratique de la raison.

Qu’est-ce que ça veut dire être raisonnable à ce moment là ? Forcément c’est un ensemble d’affects, la raison, pour la simple raison que c’est précisément les formes sous lesquelles la puissance s’effectue dans telles et telles conditions. Donc, à la question que vient de poser Comtesse, vous voyez ma réponse serait relativement stricte en effet :

Quelle différence y-a t’il entre l’homme raisonnable et le fou ? D’un certain point de vue aucune, du point de vue de la puissance, d’un autre point de vue, énorme : du point de vue des affects qui effectuent la puissance.


Deleuze Spinoza 2 par revolution2

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Deleuze Spinoza 4 par revolution2



Retenez juste ça, mais je voudrais déjà en tirer des conséquences comme éthique. Pour vous montrer cette proposition : « Adam mange du fruit et tombe malade parce qu’il s’empoisonne. », elle est assez inépuisable. Avant même qu’on cherche ce qu’elle veut dire philosophiquement, je crois... Tirons en des conséquences... Ben, je crois qu’il y a déjà beaucoup de conséquences pratiques, c’est-à-dire éthiques.

Finalement, il y a une expression assez courante : « s’empoisonner la vie ». Il y a des gens qui s’empoisonnent la vie. Ça veut dire quoi ?

Je veux dire : prenons cette conduite d’Adam. Il avait des moyens de savoir si le fruit était un poison ou non. Soit la révélation de Dieu, soit l’expérimentation. Il s’est précipité sur le fruit et il l’a mangé et puis il tombe - il tombe malade... Est-ce que d’une certaine manière, si ça fait tellement rigoler Spinoza, est-ce que d’une certaine manière c’est pas ce qu’on fait ? Et s’il prend cet exemple, est-ce que c’est pas un exemple très représentatif de ce qu’on fait tous les jours ? A savoir, on ne cesse pas... Et peut-être la morale a pas grand-chose à nous dire à cet égard, mais peut-être que l’éthique a beaucoup à nous dire à cet égard... Nous ne cessons pas de nous mettre, à la lettre, dans des situations impossibles. S’empoisonner la vie, c’est cet art que nous avons de nous mettre nous-mêmes dans des situations impossibles. « Situations impossibles », ça veut dire quoi ? Des situations, ben, finalement, hein, qui vont faire qu’on tombe malade. Et on y va en courant. C’est bizarre ça...

Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ce serait, à ce moment-là, le contraire ? Parce que, ça c’est un phénomène de maladie : il mange le fruit, il tombe malade. Mais malade, on ne cesse pas de le devenir. On se rend malade. Adam s’est rendu malade. Bien. Je me rends malade - tout le temps. Qu’est-ce qu’il faudrait faire, qu’est-ce que ce serait « ne pas se rendre malade » ?

Voilà que on est en train de dessiner un nouveau pan de l’éthique. Je disais : « l’éthique, ça veut dire : il n’y a pas de bien ni de mal, mais, attention, il y a du bon et du mauvais. » C’est en train de devenir, doucement, dès notre première avance : « il n’ y a pas de bien ni de mal, mais, attention, y’a de la santé et de la maladie. » Et en un sens très, très général, il y a de la santé et de la maladie. Je ne cesse pas de me mettre dans des situations impossibles qui me rendent malades. J’en suis malade. Qu’est-ce qu’il faudrait faire ? Qu’est-ce que ce serait le bon ? Qu’est-ce que l’éthique nous conseillerait ? « Avant même de faire de la morale, agir sur les situations. » Tiens, voilà que l’éthique deviendrait un art d’agir préventivement sur la situation. « Surtout, attendez pas d’être dans votre situation impossible, commencez par pas vous y mettre. » Bon, ça a l’air d’être une prudence, mais plus ce sera plat, plus peut-être ce sera gonflé de quelque chose de philosophique. On va voir où ça nous mène, où ça peut nous mener, ça...

Comprenez, la morale, c’est... Bon... « La situation étant donnée, il faut agir pour le mieux. » L’éthique, elle dira pas ça. « Oh, si vous êtes dans telle situation, que vous soyez lâche, que vous soyez abominable, c’est forcé. C’est forcé. » Il s’agit pas d’être courageux dans des situations intenables, parce que ça, non... C’est dur d’abord, quoi. Non : il s’agit de pas vous flanquer dans cette situation là. Alors, est-ce que ça veut dire « fuyez » ? On va voir tout ça, on va voir... Il faut peser chaque mot... faut aller très, très lentement...

Donc, l’éthique, ce serait quoi ? Pas du tout un art de se retirer de toute situation, mais ce serait l’art d’opérer une espèce de sélection au niveau de la situation même. Qu’est-ce que ça veut dire, cet art de la sélection au niveau de la situation même ? Qu’est-ce qu’il a eu tort ? ... Ben, c’est précisément... Je devance, là, parce que... Ce sera le premier sens - je dis pas le sens ultime - mais ce sera bien ça le premier sens de ce que Spinoza appellera « la Raison ». Quelle est la différence entre l’homme raisonnable et Adam ? A quel point Adam ne s’est pas comporté de manière raisonnable ?

C’est que l’homme raisonnable, c’est celui qui fait une espèce de sélection. Il expérimente. Il cherche ce qui est poison et pas poison - dans une situation. Il élimine de la situation ce qui est poison. Ou il essaie. Autant qu’il est en lui, autant qu’il peut, chacun s’efforce, chacun s’efforcera... Sélectionner les données de la situation. Voilà une tâche qui n’est pas morale, hein ? Elle est éthique - toujours dans notre souci pratique de distinguer une éthique et une morale.

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