Blog-note de jef safi

’p i c t o s o p h e r

avec . . jef safi
de la caricature . . à l’épouvantail

Contribution du o9 o1 2o15 sur le blog Mediapart "de l’entre . . à l’autre" . .

lundi 12 janvier 2015



« Pour ma part ces troubles ne m’incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m’engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’est la nature humaine. » ( Baruch Spinoza - Lettre XXX à Oldenburg )

« La forme, c’est du fond qui est remonté à la surface. » ( Victor Hugo )

« A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. » ( Emile Zola - Le Figaro, 16 mai 1896 )




Pour vivre ensemble "on ne peut pas jouer avec les haines et les peurs, avec la guerre de tous contre tous, les identités contre les identités, etc., comme on jouerait avec des allumettes !" ( Edwy Plenel ), mais alors . . comment ne pas s’interroger :

Quelles différences y a-t-il entre une caricature et un épouvantail ? Ces différences sont-elles les mêmes pour nous tous ? Nos épouvantails agités, nos monstres engendrés, sont-ils les mêmes pour nous tous ? La liberté d’expression, en tant qu’elle est un des droits les plus précieux de l’homme ( article 11 de notre DDHC ), peut-elle s’exercer en "boucle ouverte", c’est-à-dire s’affranchir de l’éthique de responsabilité même lorsque cette expression ne déborde pas les cas déterminés par la Loi ?

Je ne me sens pas Charlie. Je suis Cabu, depuis près de cinquante ans, depuis que le Grand Duduche m’initia au droit de rire alors que mes parents m’inculquaient aux forcepts les soumissions du catéchumène. Je suis Wolinski, depuis guère moins, même si entre temps je lui préférai les outrances de Reiser et de Siné, ou la poésie de Gotlib et plus encore la ’pataphysique de Topor. Je suis neveu d’oncle Bernard, depuis quelques temps déjà, apprenant de lui et de nombreux autres économistes défroqués ou attérés combien il est salutaire de faire des cures d’anti-foi néolibérale.

Je ne me sens pas Charlie ; je m’efforce de distinguer "caricature" et "épouvantail" comme je m’efforce de faire la différence entre "éthique de conviction" et "éthique de responsabilité". Je n’oublie pas que Charlie Hebdo est désormais largement diffusé bien au-delà du petit village gaulois des nanars complices et consentants, et qu’il peut désormais offenser d’autres "nous". Je ne peux pas approuver que ces autres "nous", offensés, ne le sont que parce que ce sont des "cons" au dire des libres offenseurs eux-mêmes. La manière, le style, en un mot la forme, ne sont pas innocents, c’est toujours du fond qui remonte à la surface écrivait Hugo. Le périmètre et le contexte ont considérablement changé ; avec la mondialisation de la diffusion et l’accentuation des confusions et des intolérances géopolitiques, Charlie Hebdo ne peut plus se déclarer satiriquement "irresponsable" sans l’être quelques fois de facto.

Non, je ne me sens pas Charlie, je me sens Cocu, un peu comme le chat jaune et le chien rouge de Charb, trois points noirs sur le nez.

Si on ne faisait que pleurire ainsi en toute unanimitié politiquement correcte, on pourrait faire salon, se réjouir de l’audience de nos talk-show de consolation et ajouter notre larme aux millions de tirages de celle du prophète croqué, miséricordieux pour certains d’entre-nous autant qu’insultant pour d’autres nous. Quand bien même s’efforcerait-on à plus de subtilité, qu’on resterait dans l’incompréhension faute d’avoir établi un diagnostic congru.

Comment nos sociétés ont-elles pu gâter quelques rares grands enfants, espiègles, irrévérencieux, indociles, assez iconoclastes pour se caricaturer eux-mêmes comme des cibles, et tout en même temps gâcher tant d’enfants démunis, désintégrés, assez déboussolés pour adhérer à des projets d’outre-sens comme s’ils étaient de leur essence, ou à des rêves d’outre-nuits comme s’ils étaient les lumières de leurs jours ?

Quelle est donc cette famille où seuls les premiers de la classe colloquent en leurs miroirs et président aux banquets, où quelques boute-en-train badinent et s’encanaillent pour ébaudir la galerie, pendant que les indésirés sourdent leurs rébellions et se rebiffent en assassinant leurs frères ? Comment chacun d’entre-nous ne se demanderait-il pas s’il est bien là chez lui, et quelle est sa place à table ?

Quelles ont été les conditions de possibilités d’une telle désagrégation affective, éducationnelle, culturelle, sociétale, économique, etc. ? Nos enfants seraient-ils les seuls responsables de cette dislocation, les uns héroïques, les autres expiatoires, les uns éblouis, les autres aveuglés ? Les semeurs de terreur venus d’ailleurs seraient-ils les seuls responsables de nos démembrements domestiques ? Quelles sont encore aujourd’hui, et peut-être pour longtemps, ces conditions de possibilités délétères ? Pourquoi et comment les entretient-on ?

Est-ce simplement une guerre ? Voilà un secours sémantique des plus binaire, un peu simpliste, un peu court, et bientôt peut-être aussi liberticide que bien-pensant. N’est-ce pas d’abord et avant tout le constat d’un échec manifeste et mortifère de notre vivre ensemble dont profitent les adversaires intérieurs et extérieurs de la démocratie républicaine ?

Liberté, Egalité, Fraternité ? Chiche ! Mais à condition de ne pas noyer dans une doxa conservatrice, fut-elle de gauche, tout ce que cela exige de révolutionnaire, c’est-à-dire de Créativité, d’Equité, de Solidarité. Non, ce ne sont pas là des dérivés sémantiques du triptyque républicain mais bel et bien des immanents anthropologiques de celui-ci.

La pensée des Lumières ne doit pas demeurer un dogme éternel et glacé mais redevenir une sédition permanente et brûlante ; elle n’est pas érodée par les récurrences obscurantistes du moment, mais mise au défi par elles. Désormais, le rationalisme doit intégrer le "diversel anthropologique" pour ne pas se pétrifier dans un "universel désincarné", . . celui bientôt totalitaire des algorithmistes bigdata-cloudés. Spinoza avait raison et Descartes tort ; la raison humaine ne peut pas s’abstraire des affects dont elle émerge ; la raison humaine n’est qu’affective. Le rationalisme politique ne doit pas demeurer ce narcissisme si ébloui par son propre discours sécuritaire, gestionnaire et comptable qu’il en demeure aveugle à ses infirmités et à ses carences endogènes profondes.