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Le cinéma en général a un pouvoir de manipulation et de captation des capacités de projection, du pouvoir de rêver autrement dit, et des protentions en général. Ce que je viens d’appeler "capacité de projection", "pouvoir de rêver" et "protention", c’est ce qui constitue dans leur ensemble et par leur ensemble ce que j’appelle l’archi-cinéma. Donc ce que j’appelle l’archi-cinéma, c’est la capacité de projection qui est en nous, et qui est en nous depuis longtemps. Au moins depuis le paléolithique supérieur et même avant, j’ai essayé de le monter il y a vingt ans dans ’La Faute d’Epiméthée’, peut-être d’une manière spécifique depuis le paléolithique supérieur pour les raisons que dit Georges Bataille.
Le pouvoir de suscitation et de manipulation de ces capacités de projection, qui sont des capacités donc oniriques, et de l’imagination, relèvent de ce que j’avais décrit dans ce cours, il y a deux ans. J’avais tenté un typologie des possibilités de manipulation des rétentions primaires et des rétentions secondaires par les rétentions tertiaires. [...] Le pouvoir de manipulation du cinéma du XXe siècle est un cas particulier d’un pouvoir de manipulation évidemment beaucoup plus ancien.
Il faut relever ici un amalgame et un excès dans la présentation de Stiegler qu’on peut en partie imputer à son excès parano-critique militant (cf ci-dessus). Il se manifeste ici dans le choix du verbe "court-circuiter" dont le sujet actif serait un dominant manipulateur et l’objet une victime manipulée. Autant il est vrai que de tels processus ont lieu, autant il est faux qu’ils soient les seuls et qu’ils n’aient que cette seule direction.
La t’CG adhère volontiers au concept d’archi-cinéma, mais elle en distingue alors deux aspects très différents que Stiegler amalgame ici en ne les distinguant pas.
Il y a l’archi-cinéma émis des producteurs et l’archi-cinéma reçu des spectateurs. Et immédiatement, il faut affirmer que les deux sont à la fois actifs et passifs, c’est-à-dire réflexifs et de surcroît récursifs, et que leur rapports ne sont pas simplement linéaires, additifs ou soustractifs, mais considérablement intriqués, corrélés, emboîtés, et complexes.
Immédiatement encore, il faut affirmer que tout phénome ou phénomène impliqué dans de telles projections archi-cinématographiques, étant à la fois producteur actif, producteur passif, spectateur actif et spectateur passif, est à caractériser pharmacologiquement non pas en terme de ratio remède/poison, mais en terme de puissance d’affecter dans chacune de ces quatre propensions. Car c’est la puissance d’affecter de chacune de ces affections, la dose, qui fait leur thérapeutique ou leur toxicité, et c’est donc la puissance d’affecter globale, toutes propensions confondues, qui caractérise in fine le pouvoir d’affecter pharmacologique d’un phénome ou d’un phénomène sur les autres phénomes et phénomènes et sur eux-mêmes.
Alors seulement on peut rejoindre Stiegler pour considérer quelques exceptions, certes édifiantes, comme par exemple l’effort cinématographique nazi qui fut essentiellement une production active toxique de laquelle nombre d’européens dominés furent des spectateurs passifs intoxiqués. De la même manière, moins tragique mais non moins dramatique, on peut le rejoindre pour considérer qu’aujourd’hui la production active d’une doxa néolibérale consumériste intoxique nombre de citoyens devenus autant consommateurs addicts que consumateurs complices. Etc.
En revanche, on observera nombre de phénomènes très puissants qui contre-carrent ou dispersent de telles initiatives. Il faut constater la multiplication des systèmes producteurs dont l’inventaire ne peut plus ignorer les micro-producteurs individuels ou associatifs, etc. Il faut également constater que les spectateurs ne se satisfont plus de quelques productions favorites, il les multiplient et il zappent entre-elles. Et enfin il faut prendre en compte l’existence d’une intrication de fait ; nombre de spectateurs sont aussi des producteurs, des producteurs peu puissants mais très nombreux.
L’archi-cinéma existe MAIS c’est un "kaléidoscope". Il faut donc en analyser les puissances d’affecter des principales facettes, en analyser les invariants profonds des petites facettes qui ensemble sont une puissance d’affecter, et analyser les puissances d’affecter de tous ces agencements de facettes en tant qu’ils sont des multiplicités et des miroirs.
D’une façon très général, ce pouvoir de manipulation [...] c’est le pouvoir de court-circuiter la faculté que Kant appelle le schématisme. Le schématisme de notre entendement - c’est dans la 2ème édition de la critique de la raison pure - est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine. [...]
"Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux. Tout ce que nous pouvons dire c’est que l’image est un produit du pouvoir empirique de l’imagination productrice - et que le schème des concepts sensibles, comme des figures dans l’espace, est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure a priori, au moyen duquel et suivant lequel les images sont tout d’abord possibles - et que ces images ne doivent toujours être liées qu’au moyen du schème qu’elles désignent et auquel elles ne sont pas en soi entièrement adéquates. Au contraire, le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque chose qui ne peut être ramené à aucune image, il n’est que la synthèse pure, faite conformément à une règle de l’unité par concepts en général, règle qui exprime la catégorie, et il est un produit transcendantal de l’imagination qui concerne la détermination du sens interne en général d’après les conditions de sa forme (le temps) par rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles doivent s’enchaîner a priori dans un concept, conformément à l’unité de l’aperception." ( Kant - Critique de la raison pure, schématisme des concepts purs )
Cette phrase a été énormément commentée, qui parle, chez Emmanuel Kant, d’un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine. Caché, ça veut dire qu’il n’arrive pas lui-même à en comprendre les mécanismes. C’est très très important de bien comprendre, Kant qui est le philosophe le plus rigoureux que la Terre ait jamais porté, extraordinairement analytique et précis, et qui ne se cache pas derrière son petit doigt lui. Lorsqu’il pense qu’il a résolu un problème, il le dit. Lorsqu’il pense qu’il ne l’a pas résolu mais qu’il n’est pas soluble, il le dit. Là il parle de quelque chose dont je crois qu’il pose en principe que cela reste mystérieux et qu’il n’a pas réussi à l’élucider, c’est mon point-de-vue.
Il serait plus juste et plus pédagogique ici, pour ne pas rester sur un mystère, d’observer que Kant ne pouvait être aux faits des éclaircissements qu’apporte aujourd’hui les recherches en neurologie et surtout en psychologie cognitive (cf par exemple les travaux de Stanislas Dehaene, en particulier lorsqu’il montre comment le cerveau apprenant est aussi un cerveau prédictif).
On observerait alors combien le concept de "schème" et de "schématisme" était une intuition tout à fait perçante. Trop statique peut-être par rapport au concept d’algorithme, ou d’heuristique, mais d’une acuité très impressionnante quand on étudie comment Kant développe son concept. Pour la t’CG, l’intuition du "schématisme" est pertinente, elle est en voie de ne plus demeurer totalement mystérieuse, et surtout elle est en voie de montrer qu’elle est un pouvoir réflexif et récursif d’auto-apprentissage qui légitime autant qu’il tempère la puissance d’affecter de l’archi-cinéma.
Quoi qu’il en soit, cet art caché dans les profondeurs de l’âme qui constitue le pouvoir de schématiser, c’est ce que court-circuite le pouvoir de manipuler les rétentions et les protentions à travers les rétentions tertiaires, et ce pouvoir de schématiser c’est ce que Emmanuel Kant, on va le voir en détail, présente comme une capacité de projeter des concepts sur la réalité de l’expérience du monde. Qu’est-ce que ça veut dire ça ?
Emmanuel Kant c’est quelqu’un qui, comme il le dit dans sa préface à La Critique de la Raison Pure, a été réveillé de son sommeil dogmatique, c’est-à-dire de son enseignement leibnizien qu’il a reçu du professeur Wolff, par David Hume l’empiriste anglais et qui l’a amené à repenser la raison, la faculté noétique si vous préférez, en divisant cette faculté en plusieurs facultés qui sont : l’intuition, l’entendement et la raison. [...] L’entendement chez lui c’est la capacité que nous avons de projeter des concepts purs a priori sur le réel. C’est-à-dire que le réel se présente à nous, à travers l’intuition, autrement dit à travers l’expérience. Ça c’est ce que dit David Hume, rien ne se présente à nous en dehors de l’expérience. [...] Mais, à la différence de Hume, Kant dit que nous projetons sur ce réel quelque chose qui précède ce réel qu’il appelle les conditions de possibilités de l’expérience et que nous portons en nous. Ce que les imbéciles appellent l’inné, les imbéciles comme Noam Chomsky par exemple, qui n’ont rien compris parce que ce n’est pas du tout de l’inné. [...] ce n’est pas une question biologique, ou zoologique, ou neurologique.
Quoi qu’il en soit, cette capacité de projeter des concepts purs a priori qui sont ce que Kant va appeler les catégories de l’entendement, c’est un pouvoir de projection qui s’appelle le schématisme. Et ce pouvoir de projection du schématisme, qui est ce qui nous permet de penser par nous-même, en tant que chacun de nous à une expérience singulière - nous avons tous des concepts universels mais que nous projetons singulièrement sur nos expériences singulières, et ça n’est qu’à partir de là que nous pensons par nous-mêmes, et que nous vivons par nous-mêmes et non pas par délégation - et bien ça c’est ce que le pouvoir de manipulation du pharmakon peut court-circuiter et détruire. Ce pouvoir de schématisation c’est ce que j’appelle l’archi-cinéma.
Autrement dit, le cinéma aujourd’hui a un pouvoir de court-circuiter l’archi-cinéma, tout en l’exploitant. Le cinéma, tel qu’il apparaît en 1895, constitue un nouveau pouvoir de manipulation de l’archi-cinéma, mais c’est un pouvoir extrêmement puissant et massif, incommensurable avec tous les pouvoirs qui l’ont précédé. Avant lui, l’on précédé toutes sortes de pouvoirs, la rhétorique, la poésie, etc. Mais le cinéma, c’est une ... arme de destruction massive.
C’est pour éviter de tomber dans un tel travail d’enchâssements, d’entrelacements, et in fine d’amalgames, de multiples références antérieures, que la t’CG redéfinit les puissances de la monade. L’empirisme de Hume est fondé, sa prise en compte par Kant est fondé, etc., s’y référer de la part de Stiegler est pertinent, mais il ne faut pas le faire comme il le fait. Le temps est venu de synthétiser ces approches anciennes en les actualisant à la lumière des avancées scientifiques contemporaines, à commencer par les concepts qu’apportent déjà depuis longtemps les approches systémiques et cybernétiques, ainsi naturellement que les constats qu’apportent les sciences neurologiques récentes. Pour ce faire, il faut naturellement reposer le vocabulaire adéquate, minimum nécessaire et suffisant et, paradoxalement, c’est un penseur bien antérieur qui nous y aide : Spinoza et son concept simple et fédérateur d’affect.
Quand la réalité se présente à nous, se présente à une monade, elle nous affecte, elle affecte la monade. La monade faisant l’expérience de cette affection fait également l’expérience de sa propre puissance affective. C’est-à-dire et tout à la fois, de sa capacité à former une empreinte de cette affection, donc une rétention, de sa capacité à former une protention à savoir un dessein de ce qu’elle attend (souhaite) ou non voir se répéter, de sa capacité pour ce faire à évaluer cette affection au regard de ce qu’elle est effectivement comparé à ce qu’elle souhaite qu’elle soit ou non. C’est l’écart attendu/obtenu qui détermine la monade autant que la réalité elle-même.
Ce processus est très connu des sciences systémiques et plus précisément des sciences cybernétiques. Il est celui de la boucle de rétro-action dans laquelle les filtres d’acquisition de mesures de la réalité sont des filtres adaptatifs, voire prédictifs, à même de mieux diriger l’action de la boucle au fur et à mesure de la comparaison du résultat obtenu au résultat attendu. On comprend d’autant mieux les difficultés rhétoriques rencontrées par les philosophes qui n’ont que leur langues naturelles pour exprimer ce que les cybernéticiens ramassent ici en quelques équations différentielles. Les processus dont il est question se modélisent très clairement et très efficacement sous forme mathématique, et très laborieusement fatalement sous forme littéraire.
Parmi les erreurs induites par ces amalgames, en particulier ici par Stiegler, il faut en relever une des plus manifestes. Certes Chomsky s’est fourvoyé dans son structuralisme. Pour autant il ne faut pas rejeter toute dimension innée de la capacité à former des concepts (des schèmes). Les avancées neurologiques montrent par exemple que dans le cerveau les neurones ont une capacité à s’auto-organiser en réseaux bayésien pour élaborer des algorithmes probabilistes efficaces d’auto-apprentissage (cas typique de l’auto-apprentissage des signes jusqu’à l’apprentissage codifiée de la lecture).
On serait tenté de dire que cette capacité neurologique est donc innée, et que ce sont les schémas d’apprentissage qui sont acquis. Certes, mais on observera qu’il serait bien maladroit néanmoins d’en rester à cette dichotomie simpliste. Si ce sont des réseaux bayésiens qui se forment dans certains cas d’apprentissage c’est parce que les neurones ont les propriétés innées requises pour cela, certes mais avec d’autres propriétés ce sont d’autres algorithmes qui prendraient place, sous cet angle il faut bien admettre que l’algorithme a une dimension innée. De la même manière, si les réseaux bayésiens n’étaient pas efficaces pour les apprentissages considérés, l’évolution darwinienne des systèmes neurologiques aurait-elle suivie le cheminement qu’on lui connaît ? Sous cet angle ne faut-il pas admettre que les propriétés neurologiques sont pour partie acquises ?
Parmi les erreurs induites par ces amalgames, il faut ré-insister ici sur les verbes stieglerien : "court-circuiter et détruire" ou les syntagmes tels que "arme de destruction massive" (cf. paranoia-militance précédente). Stiegler est ici dans l’erreur. Ce qui caractérise le cinéma n’est pas sa nocivité, pas plus que sa bienfaisance, ce qui le caractérise en propre c’est sa puissance, sa puissance phénoménologique dont le seul défaut indépendamment du message qu’il délivre est qu’il a tendance à uniformiser les phénomes au détriment de la préservation de leur diversité phénoménologique.
Toutes les puissances affectantes agissent ensemble, manipulent ensemble, coordonnées ou non, et sont à la source des empreintes affectives, perceptives et cognitives dont les monades font leurs cribles (rétention/protention) d’identification de la réalité. Toutes, c’est-à-dire y compris les puissances éducatrices, moralisatrices, éthiques, etc., toutes aussi manipulatrices qu’émancipatrices. Pour faire la distinction entre manipulation nocive et émancipation bienfaisante, il faut se placer sur un autre plan que celui de l’expérience monadique des puissances affectives singulières. Il faut se placer sur le plan des phénomènes (monades de phénomes), de l’expérience multi-monadique des puissances affectives en tant qu’elles consistent dans leur résonante multiplicité.
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. avec . . Bernard Stiegler : Pharmacologie du schématisme (1/4)
. avec . . Bernard Stiegler : Pharmacologie du schématisme (2/4)
. Pharmakon.fr - Cours du 15 mars 2o14 - Cours n°7.