Il appartenait autrefois à de véritables artistes de fixer, diriger et détourner notre attention. Musiciens, écrivains, acteurs, cinéastes, orateurs, bonimenteurs, prestidigitateurs ou pickpockets y excellaient. Mais cette troublante faculté s’est industrialisée, faisant fond sur la croissance exponentielle des sollicitations électroniques. C’est ce que déplorait déjà en 1998 ce participant à une conférence sur la notion d’attention partielle au cours de laquelle il lançait à l’oratrice : « Microsoft a d’abord détruit nos vies avec Windows et maintenant il va encore plus loin en détruisant notre attention ! » Linda Stone, la conférencière interpellée, précisément consultante chez Microsoft, rétorqua alors sur son blog : « L’attention est l’outil le plus puissant de l’esprit humain. Nous pouvons améliorer ou accroître notre attention avec des pratiques comme la méditation et l’exercice, la distribuer ou la capter avec les technologies comme le courriel et le smartphone ou la modifier avec des produits pharmaceutiques. En fin de compte, cependant, nous sommes pleinement responsables de la façon dont nous choisissons d’utiliser cet outil extraordinaire. » Mais en sommes-nous toujours les maîtres, surtout face à la déferlante de messages qui se déverse sur nos multiples écrans et aux nouvelles méthodes de marketing et de gestion ?
Les trois âges de l’attention
Avant de devenir une économie et un enjeu de société, l’attention a d’abord été une notion très discutée en sciences et en philosophie. Elle a longtemps été assimilée à une réaction physiologique. Dans la perspective empiriste chère au XVIIIe siècle, par exemple à Condillac dans son Traité des sensations (1754), elle est vue comme une « sensation élémentaire », une trace sur un organe, bref, une étape sans contenu significatif dans l’échelle des sollicitations sensorielles – « premier terme du développement psychique ; le désir en étant le dernier terme », écrit Condillac. Au XIXe siècle, les positivistes, tel Théodule Ribot dans sa Psychologie de l’attention (1888), en font un phénomène purement physique, qui « agit toujours sur des muscles et par des muscles », qu’il soit spontané et naturel, ou « volontaire et artificiel ». Ainsi, « l’attention contracte le frontal. En se contractant, il tire à lui le sourcil, l’élève et détermine des rides transversales sur le front : par suite, l’œil est grand ouvert, bien éclairé. Dans les cas extrêmes, la bouche s’ouvre largement. Chez les enfants et chez beaucoup d’adultes, l’attention vive produit une protrusion des lèvres, une espèce de moue ». L’approche objectiviste l’emporte. Qu’elle soit active ou passive, l’attention est appréhendée comme la réponse physiologique à une impulsion extérieure, ou comme un acte déterminé et bien localisable de notre activité consciente.
Face à cette réduction de l’attention à un mécanisme instrumental, passif ou actif, des philosophes ont opposé une conception plus ambitieuse et plus diversifiée de l’attention. Contre les approches positivistes et scientistes, Henri Bergson notait dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) que « l’attention n’est pas un phénomène purement physiologique ». Des effets de contraste, par exemple, mobilisent une attention plus ou moins forte et demeurent purement qualitatifs, affectant la vie de notre conscience dans son rapport au monde – et non uniquement quelques muscles correspondant à des stimuli mesurables. Bergson prend l’exemple d’« étrangers, conversant entre eux dans une langue que nous ne comprenons point ». Ils « nous font l’effet de parler très haut, parce que leurs paroles, n’évoquant plus d’idées dans notre esprit, éclatent au milieu d’une espèce de silence intellectuel, et accaparent notre attention comme le tic-tac d’une montre pendant la nuit ». Un philosophe contemporain de Bergson, l’Américain William James, voit dans l’attention quelque chose de bien plus mystérieux qu’un réflexe corporel. Il la définit comme « la prise de possession par l’esprit, sous une forme claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles […]. Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres ». Bref, il s’agit d’un problème philosophique et non d’une fonction muette. C’est aussi la manière dont l’aborde Edmund Husserl, qui s’y intéresse dès 1893 (lire l’entretien avec Natalie Depraz). Fidèle à sa méthode qui concerne à décrire l’essence d’un phénomène tel qu’il apparaît à la conscience, sans avoir recours aux concepts tirés de la psychologie et des sciences, il considère que l’attention n’est pas un état stable, une aptitude toujours en éveil, un organe qui serait prêt à se focaliser sur un objet dès qu’il est stimulé. Il s’agit plutôt d’une modulation, d’une fluctuation de la conscience. Un sujet ne peut être « attentif » qu’à « quelque chose » de déjà conscient pour lui. L’attention éveille la création, produit du sens.
Mais la véritable révolution arrive avec le cognitivisme, à partir des années 1950, qui postule que le cerveau fonctionne comme un système d’information. De nombreuses expériences sont alors menées pour comprendre comment l’attention peut être dirigée, améliorée, dispersée… manipulée, en somme. Citons deux exemples. On parle d’effet « cocktail party » lorsque votre attention est détournée si l’on prononce votre prénom dans une fête, derrière votre dos, alors que vous êtes en pleine conversation – gageons que vous serez moins attentif à votre interlocuteur et curieux de savoir qui a prononcé votre nom… En 1999, Daniel Simons et Christopher Chabris ont imaginé le test du « gorille invisible ». Dans une vidéo, deux équipes se font des passes de ballon. Après avoir interrogé les spectateurs sur le nombre de passes effectuées par l’une des équipes, on leur demande s’ils ont vu passer un gorille, apparu durant quelques secondes… Plus de 50 % ne l’ont pas remarqué ! Cette expérience montre que le cerveau peut être incapable de détecter des changements dans une scène complexe et être atteint de « cécité cognitive ». Les perspectives, en terme de propagande, de marketing, de « gestion du capital humain », sont immenses…
Une économie émergente
Si, en français, en effet, on « prête » son attention, en anglais, on préfère dire to pay attention… De là à penser qu’il y aurait dans la langue les prémices d’une utilisation de l’attention comme ressource dirigée, contrôlée et monnayable, il n’y a qu’un pas. La philosophe Simone Weil le franchissait déjà dans les années 1930 lorsqu’elle condamnait dans La Condition ouvrière le travail à la chaîne, monotone et mécanique, où l’attention du travailleur doit être soutenue sans être stimulée. À l’aube des Trente Glorieuses et du triomphe de la consommation de masse, la captation de l’attention des travailleurs et des consommateurs devient un enjeu majeur pour les principaux acteurs économiques. Et dans les années 1980, la vision industrielle et taylorienne du travail et de l’économie évolue considérablement. D’une société où la richesse était liée à la production et à la propriété de biens, on bascule vers une société d’informations où l’on produit et vend des marchandises souvent virtuelles.
Ce qu’on appelle, depuis la fin des années 1990, l’économie de l’attention vise à analyser l’utilisation de cette faculté. L’attention est d’autant plus précieuse que la quantité d’occasions de la mobiliser s’accroît avec la multiplication des ressources électroniques. Lauréat du prix d’économie en mémoire d’Alfred Nobel en 1978 et pionnier de l’intelligence artificielle, Herbert A. Simon a anticipé cette mutation. Il estime que les individus sont limités dans leur choix d’action, car ils ne sont pas en mesure de disposer des informations nécessaires à la décision – les économistes la désignent sous le terme de « théorie de la rationalité limitée ». Face à une multiplicité d’informations, l’individu ne peut plus allouer efficacement son attention. Bref, c’était l’information, jadis, qui était rare. C’est désormais l’attention dont nous disposons pour la traiter qui l’est.
Ce renversement de la rareté de l’information vers la capacité de la comprendre est la nouveauté de notre époque. Ainsi l’attention devient-elle un enjeu de marché. Deux disciples de Simon, Thomas Davenport et John Beck font de la gestion de l’attention une méthode de management destinée à être « vendue » en entreprise pour attirer les consommateurs tout en mobilisant leurs employés sur les objectifs de l’entreprise. Les acteurs économiques deviennent donc experts dans la manière de la capter, que ce soit dans une visée de commerce, d’audience, de management. Cette emprise s’exprime parfois avec cynisme : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », dit Patrick Le Lay, alors patron de TF1.
Avec l’extension du numérique, cette notion d’économie de l’attention va connaître un développement exponentiel au début des années 2000. Michael Goldhaber est l’un des premiers à théoriser cette évolution : selon lui, avec la diffusion massive d’Internet, nous sommes entrés dans l’âge de l’économie de l’attention succédant à l’âge de l’économie industrielle. Avec ses alertes, ses bannières multicolores, ses bandeaux dynamiques, le modèle d’audience traditionnel – la publicité classique – s’est adapté rapidement au nouveau média en émettant des contenus audiovisuels, des alertes répétées pour que les messages s’incrustent dans la conscience du public, ou en créant des mécanismes de fidélisation.
Des systèmes de captation plus retors apparaissent avec les moteurs de recherche où l’internaute administre sa propre dépendance – grâce au mot-clé de requête – et crée les signaux qui vont déclencher son attention : « Le génie de Google est d’avoir réussi à construire un modèle économique fondé sur une compréhension fine de la cognition de l’usager répondant à la fois aux besoins des entreprises et des consommateurs », estime le sociologue Kévin Mellet. Aujourd’hui, un enjeu majeur pour les acteurs d’Internet consiste à attirer l’attention des utilisateurs. Pour cela, ils font appel à des outils sophistiqués, des algorithmes qui utilisent tous les « clics » d’un internaute pour lui proposer des choix conformes à ses goûts, mais sans supprimer le bonheur de la découverte imprévue. En lisant une étude d’Éric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions (parue à l’automne dernier dans Méta-Média, Cahier de tendances médias de France Télévisions), on apprend que le site Internet américain de visionnage de films en continu Netflix « écoule son inventaire avec une précision chirurgicale à des dizaines de millions de membres, dans une cinquantaine de pays. Près de 75 % des flux regardés sont déclenchés par les recommandations de l’algorithme. [Le site] tire parti des visualisations précédentes et des “événements” (pause, retour en arrière, abandon avant la fin du flux) pour raffiner sans cesse ses propositions, prenant soin de conserver une certaine “sérendipité” – ou hasards heureux ». Capter l’attention de l’amateur de film est un art complexe.
« Le cerveau n’est-il pas assez plastique pour s’adapter à un nouvel environnement cognitif ? »
Quant aux réseaux sociaux, et particulièrement Facebook, ils offrent un modèle où les relations sont fortement organisées autour de marques d’attention, de reconnaissance et de gratification symbolique, dans une sorte d’économie de la réciprocité : « On est face à un monde de l’attention très éloigné des enjeux cognitifs du style Google, et plus proche de formes nouvelles de relations sociales : ni complètement dans l’espace public et pas uniquement dans l’espace privé », poursuit Kévin Mellet. En outre, Facebook pousse les internautes à devenir eux-mêmes porte-parole des marques et des annonceurs, induisant un autre processus de captation. Des stratégies de marketing viral destinées à « infecter » les internautes se mettent en œuvre pour qu’ils parlent, parfois malgré eux, en créant un écosystème attentionnel qui s’organise autour de la marque.
Twitter ou YouTube, enfin, sont des modèles où l’attention fonctionne comme des « bulles d’attention collectives » et où l’enjeu de la vitesse conditionne une nouvelle écologie du Web. L’audience se concentre sur des petites accumulations d’attention éphémère qui portent sur des contenus multiples aussi vite oubliés qu’ils sont apparus. C’est le monde du buzz où il ne s’agit pas d’avoir une information inédite mais d’appartenir à la communauté des élus : ils dirigent par mimétisme leur attention en fonction de celle des autres dans une sorte de suivisme hébété. Le fond n’a aucune importance, seul prime le « suivi ».
« Cambriodécervelage » ou mutation ?
Face à cette inflation de sollicitations, certains appellent à résister au décervelage technologique. En 2008, l’essayiste américain Nicolas Carr a publié un article contre Google, emblématique de la résistance à la digitalisation de la connaissance : « Ce que Taylor a fait pour le travail manuel, Google le fait pour le travail de l’esprit », écrit-il dans Internet rend-il bête ? (Robert Laffont, 2011). En France, Bernard Stiegler critique la façon dont les technologies de l’information transforment l’attention en marchandise : « L’industrie publicitaire tente de capter notre attention, et personne n’échappe à cette saturation cognitive et affective. » Ces invitations permanentes ont-elles des répercussions sur les apprentissages ? Et peut-on les rendre responsables de la persistance des troubles du déficit de l’attention (TDA) chez les enfants ? D’après les spécialistes, les TDA sont dus à de multiples facteurs, physiologiques, neurologiques, héréditaires, sociaux… Les sollicitations « technologiques » sont peu invoquées par les médecins, même s’ils considèrent que l’addiction aux jeux vidéo ou à Internet peut représenter des conduites pathologiques et de désocialisation.
Inversement, la fragmentation de l’attention offre des modèles inédits qui obligent les utilisateurs à être mieux éduqués pour maîtriser les modalités de leur attention. Combien de parents ne sont-ils pas étonnés par la capacité de leurs enfants à gérer, avec efficacité, plusieurs activités attentionnelles en même temps ? Jusqu’à peu, la connaissance s’acquérait presque intégralement par le livre. Ce n’est plus le cas. « Les industries de l’attention forgent discrètement mais puissamment nos cadres de perception-action, ces nouvelles conventions sociosémiotiques que, bientôt, nous ne pourrons plus mettre à distance, tant nous les aurons incorporées », constate le sociologue Dominique Bouillier. La capacité à pouvoir diriger son attention sur plusieurs activités en même temps représenterait un atout cognitif. Notre esprit subit des mutations auxquelles il semble nécessaire de s’adapter. La sociologue Caroline Datchary a mesuré l’impact de cette mutation dans l’entreprise. Elle montre que les effets de la dispersion dus à la multiactivité sont une nouvelle compétence, mais que sa gestion et ses risques potentiels sont encore mal maîtrisés dans les entreprises : « Les organisations gagneraient à prendre plus au sérieux cette question, c’est-à-dire à reconnaître comme une compétence la capacité à gérer la dispersion et également à traiter les tensions que cette dernière fait peser sur les salariés. » On sait enfin que le cerveau humain est capable d’accomplir plusieurs tâches à la fois. Que celui qui n’a jamais surveillé, en cuisine, plusieurs feux et divers temps de cuisson nous jette la première pierre. Après l’imprimerie, la télégraphie sans fil, la télévision, notre cerveau ne serait-il pas assez plastique pour s’adapter à un nouvel environnement cognitif ? Si notre attention est affectée de façon multiple, ne faut-il pas en tirer parti pour faire évoluer des modèles périmés. « Notre capacité va sans doute progresser sur le temps long, assure le neuroscientifique américain Aaron Schurger, mais c’est surtout notre façon de gérer l’information qui sera plus efficace et plus adaptée. »
D’ailleurs, il suffit de revenir à la philosophie de l’attention pour se rendre compte que cette vie multiple de la conscience a toujours existé et qu’elle fonde la plasticité et la complexité intrinsèques de l’attention. Alfred Schütz, un disciple de Husserl et de William James, que nous citions plus haut comme ceux qui ont voulu faire de l’attention plus qu’un simple réflexe, a beaucoup réfléchi sur ces « sauts » de la conscience. Dans Le Chercheur et le Quotidien, il écrit : « S’endormir en tant que choc qui nous propulse dans le monde des rêves ; la transformation intérieure que nous subissons au théâtre au lever du rideau lorsque nous entrons dans le monde de la scène ; notre changement radical d’attitude lorsque, en face d’un tableau, nous limitons notre champ visuel au cadre du dit tableau et que nous acceptons le passage dans le monde pictural, nos embarras se résolvant en un éclat de rire, lorsque, à l’écoute d’une plaisanterie, nous sommes, même pour peu de temps, prêts à accepter le monde fictif de celle-ci comme une réalité à côté de laquelle le monde courant fait figure de leurre ; l’enfant empoignant son jouet comme transition vers le monde ludique ; et ainsi de suite » – autant de modulations de l’attention qui participent pleinement de notre humanité. Loin de ne constituer qu’un réflexe ou un acte volontaire et rationnel de notre conscience, l’attention est par essence modulation, passage d’un état, d’un objet à un autre : un clignotement de notre être qui se vit dans la durée, pas la réponse conditionnée et momentanée à un signal extérieur.
Aliénation postmoderne ou nouvel âge cognitif ? Ne concluons donc pas trop vite et méditons un instant sur cette fable zen. Un disciple demande à un maître nommé Ichu : « Écrivez-moi quelque chose d’une grande sagesse. » Le maître trace un seul mot : « Attention. » Le disciple s’étonne : « C’est tout ? » Le maître écrit : « Attention. Attention. » L’étudiant s’irrite : « Cela n’est ni profond, ni subtil. » Le maître répond simplement : « Attention. Attention. Attention. » Frustré, le disciple explose : « Qu’est-ce que veut dire ce mot “attention” ? » Le maître conclut : « Attention veut dire attention. »
Par Franck Frommer, P.M.
« Mieux vaut faire de cette explosion une ressource »
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au phénomène de l’attention ?
Natalie Depraz : À l’issue d’un travail avec Francisco Varela et Pierre Vermersch sur la phénoménologie de l’introspection, nous avons écrit un livre sur la « prise de conscience » où le thème de l’attention apparaît souvent. Nous y avons construit un micromodèle qui décrit le processus du « devenir conscient » sous forme de trois cercles : un geste de suspension (geste permanent d’ouverture, de changement d’attitude, de dégagement du champ, de positionnement en tant que témoin), un geste de redirection de l’attention (plus actif, plus volontaire, premier geste de la réduction) et un geste de « lâcher prise » (plus passif, plus réceptif). L’attention se situe à la fois dans le geste de suspension – prise de recul –, dans le geste de redirection – type d’attention focalisée – et dans l’autre geste de lâcher prise, plus ouvert, plus panoramique, plus réceptif. Ces trois gestes sont totalement solidaires, il faut les penser comme un seul tissu, alors que, souvent, on les sépare. Concernant les deux derniers gestes, il y a une interaction entre ce qui vient à moi et ce sur quoi je focalise mon attention. Ces deux gestes sont essentiels dans notre relation au monde, aux autres, pour notre action. Tout ce travail a suscité un retour de ma part aux textes de Husserl consacrés justement à l’attention. J’en ai identifié un ensemble écrit entre 1893 et 1914, que j’ai traduit, en 2004, sous le titre de Phénoménologie de l’attention. Et une question est apparue : doit-on différencier attention et conscience ?
L’attention serait-elle simplement un travail permanent de prise de conscience ?
Tout à fait. Le terme de « prise de conscience » – utilisé par Piaget – est un peu malheureux car trop actif, comme si l’on avait une « prise », alors qu’il s’agit davantage d’un mouvement d’advenue, d’un état d’ouverture. Le sujet est tout entier pétri d’attention. L’attention est quelque chose qui nous construit, qui est en nous. Ce n’est pas quelque chose qui surgit brutalement. On est instruit de cette capacité d’attention à l’intérieur de nous-mêmes et on peut l’exercer, la développer, l’améliorer. Sur cette problématique du développement de l’attention, il y a en sciences des théories du contrôle ou des théories de l’automatisme. Si c’est le contrôle, le sujet peut y avoir prise, si c’est l’automatisme, cela lui échappe.
Les scientifiques ont toujours eu une approche binaire. Dès la fin du XIXe siècle, le débat s’ouvre sur l’efficacité d’une attention divisée. Les plus conservateurs pensent que diviser l’attention crée de la dispersion. William James au contraire pense que si l’on est attentif à plusieurs choses en même temps, on potentialise son attention et on développe sa croissance attentionnelle. Chaque camp se fonde sur des expérimentations qui donnent raison aux uns et aux autres. On se retrouve dans une alternative métaphysique, une antinomie où il est impossible de trancher. Le problème est en fait mal posé et c’est là que le philosophe peut intervenir. Peut-être que le fait de parler d’attention divisée empêche de s’intéresser à ce qui se passe vraiment dans le phénomène. Substituez « partagé » à « divisé », et vous faites apparaître une forme d’unité et de relation. Si l’attention est partagée, on peut en étudier la dynamique.
Que vous inspire la notion d’économie de l’attention ?
Aujourd’hui on fabrique de l’attention. Cela fait partie des mutations contemporaines, à savoir, à la fois des supports du réel ou de l’irréel, du virtuel. Cela participe d’une accélération du rythme dans lequel on vit, travaille, de la multiplicité des sollicitations. Nos modes d’activité intègrent plusieurs tâches en même temps. La perspective d’être centré sur une seule activité accomplie du début à la fin n’existe plus. Il faut être capable de faire plusieurs choses en même temps. Cette variabilité interne à l’attention, il nous est demandé de l’exercer sans cesse et de l’hypertrophier. Si l’on considère que la stabilité et la concentration sur un seul objet sont meilleures pour connaître et assimiler, du coup, on verra dans cet éclatement une dispersion et on aura un regard très normatif sur ces phénomènes de zapping multidimensionnel.
Mais plutôt que d’avoir un réflexe de résistance et de nostalgie, mieux vaut faire de cette explosion une ressource, une plasticité positive, une capacité d’intégrer en soi-même le nouveau. D’ailleurs, on a plutôt intérêt à prendre le problème à bras-le-corps pour éviter des phénomènes pathologiques comme les désordres de l’attention en matière d’apprentissage. La question intéressante étant : comment l’esprit humain est-il en train de se reformater et comment peut-on en tirer parti afin que cela devienne une ressource susceptible d’offrir une autre manière de connaître ? On est en train de changer de modèle de connaissance. Il s’agit d’une mutation incroyable.