Blog-note de jef safi

s’ e n t r e - t e n i r

avec . . 8 philosophes
Qu’est-ce que le corps ?

P.M. - N°74 novembre 2o13
Avec Platon, Saint Paul, Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, Merleau-Ponty, Baudrillard

jeudi 5 décembre 2013

. . Un tombeau pour Platon (v. 428 – v. 347 av. J.-C.)

« Une “chose insensée” qui fait de l’ombre au soleil de l’intelligible »

Socrate va mourir. La ciguë l’attend. Platon raconte la scène dans le Phédon  : serein, son maître discute, argumente. La mort n’est pas à craindre  : elle n’est que «  la séparation de l’âme avec le corps  » – une délivrance. Dans trois autres dialogues (le Gorgias, le Cratyle et le Phèdre), Platon mobilise une image d’origine pythagoricienne  : le corps (sôma) est un tombeau (sêma) ou la prison de l’âme immortelle qui l’anime. Suscitant «  tumulte et confusion  », le corps nous détourne de ce qui compte  : le raisonnement, le dialogue de l’âme avec elle-même, la connaissance de ce qui est par l’intellect. Le corps, cette «  chose insensée  », nous enchaîne dans la caverne du sensible  ; il fait de l’ombre au soleil de l’intelligible. Platon développerait-il une conception méprisante du corps  ? Loin s’en faut. Car pour lui, le corps est aussi une promesse de lumière. Dans le Banquet, l’enjeu est de savoir passer de la vision d’un beau corps en particulier (Alcibiade, ses pectoraux impeccables…) à la contemplation de «  la beauté en soi  ». Tremplin possible vers l’intelligible, le corps l’est également en ce qu’il est un signe (en grec… sêma), un miroir qui reflète la qualité morale d’un individu. Il s’agit donc de l’exercer, de le maîtriser. Dans la République, l’éducation des gardiens – futurs rois-philosophes de la Cité – comprend des exercices de gymnastique et un régime alimentaire strict. Non pas tant pour développer la «  vigueur physique  » que pour fortifier «  l’ardeur morale  ». Athlètes du Bien, les gardiens cultivent leur corps pour savoir s’en détacher. Pour apprendre à mourir, tel Socrate – le corps le plus laid, la plus belle des âmes.



. . Une planche de salut pour Saint Paul (v. 5-15 – v. 62-64)

« Le désir de la chair, c’est la mort » (Épître aux Romains)

Nous sommes sur l’Aréopage, une colline au sud d’Athènes. Paul, converti sur le chemin de Damas, expose sa doctrine devant des épicuriens et stoïciens grecs. À la fin, il affirme que Dieu a ressuscité le Christ. Tollé général… Cet épisode, relaté dans les Actes des apôtres, montre le point de basculement que représente le christianisme. Pour les Grecs, l’idée d’une résurrection du corps est absurde – le corps tombe en poussière à la mort, seule l’âme est susceptible de survivre après elle –, alors que c’est cela que le christianisme avance  : le corps, et non l’âme, peut ressusciter. Il est le lieu même où se décide notre perte ou notre salut. Pour souligner cette ambivalence, Paul forge la notion de chair, qui désigne le «  corps de péché  ». La chair nomme le corps tourné vers les plaisirs humains, trop humains (l’ivrognerie, le dérèglement des sens…), mais aussi vers les passions mauvaises de l’âme (la haine, l’idolâtrie…). Bref, «  le désir de la chair, c’est la mort  » (Épître aux Romains). Or, selon Paul, il est possible de s’arracher à ce corps-chair à la destination fatale. Car il est aussi le «  temple de l’Esprit  » (Première Épître aux Corinthiens), la demeure de Dieu en nous. L’Incarnation témoigne de la dialectique chrétienne  : le Christ s’est fait chair, il a endossé notre condition de pécheur pour mieux la nier et triompher de la mort. À son image, clame Paul, cessons de vivre notre corps selon la chair et convertissons-le à l’esprit, son glorieux antonyme. Les croyants qui rejoignent l’Église – elle-même assimilée à un corps dont le Christ est la Tête (Épître aux Colossiens) – ressusciteront à la fin des temps. «  Semé corps animal, on ressuscite corps spirituel  », incorruptible, éternel. Mais un corps spirituel, cela reste un corps.



. . Une machine pas toujours contrôlable pour Descartes (1596 – 1650)

« L’âme n’est pas le “pilote” d’un “navire” qui serait le corps »

C’est un must-have de la métaphysique  : l’incontournable distinction cartésienne de l’âme et du corps. D’un côté, une substance immatérielle dont «  l’essence ou la nature n’est que de penser   », de l’autre, une chose étendue (res extensa), une portion divisible de matière. Contemporain de Galilée, qui mathématise la nature, et de l’essor de l’anatomie moderne, Descartes écrit le corps, et le corps humain en particulier, en langage scientifique. Il compare notre enveloppe charnelle à une machine ultrasophistiquée qui, une fois ébranlée, se meut parfaitement d’elle-même. L’ensemble des phénomènes physiologiques (la digestion, la respiration ou la vision, étudiées dans le Traité de l’Homme) se laisse décrire et expliquer par la précision souveraine de relations mécaniques. Cette autonomie du corps posée, nuançons  : la distinction des deux substances n’est pas le fin mot de l’histoire, dans la mesure où Descartes parle également de leur «  union   » paradoxale – quand on évoque le «  dualisme cartésien  », on a un peu trop tendance à jeter le bébé (l’union) avec l’eau du bain (la distinction). Comme le développe la sixième des Méditations métaphysiques, j’éprouve comme un fait indubitable que mon âme est «  conjointe   », qu’elle «  compose comme un seul tout   » avec ce corps qui est mien. L’union se révèle si étroite que Descartes refuse de voir en l’âme le «  pilote  » d’un «  navire  » qui serait le corps. Tentante, la métaphore occulte la nature substantielle du lien  : le pilote peut quitter son navire à tout moment et ne crie pas lorsque le mât se brise (sauf s’il se situe juste en dessous) – alors que mon âme et mon corps sentent, souffrent de concert. Cela dit, en un autre sens, l’âme peut se faire le skipper du corps… et inversement. Descartes soutient en effet l’existence d’une interaction directe  : le corps agit sur l’esprit (suscitant des passions dans l’âme), et, inversement, l’esprit peut commander le corps  : «  de cela seul nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons  » (Les Passions de l’âme). Et pour cause  : selon le philosophe, l’âme a son «  siège principal   » dans une région du corps, la glande pinéale située «  au milieu du cerveau  ». La volonté, action de l’âme, meut ladite glande pour qu’elle communique, via les nerfs ou le sang, l’effet escompté. Ou comment se rendre comme maître et possesseur de la machine.



. . L’égal de l’esprit pour Spinoza (1632 – 1677)

« Sans jouer ensemble, les deux font la paire »

La pilule cartésienne ne passe pas, mais alors pas du tout. Spinoza congédie l’idée d’une interaction âme/corps comme une absurdité logique et une chimère métaphysique  : «  ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit à déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si cela existe)   » (Éthique). Croire l’inverse, c’est considérer l’âme comme un «  empire dans un empire  ». C’est aussi faire du corps un pantin, un vassal, alors qu’il est pour Spinoza un pair, d’égale dignité ontologique. Le philosophe disjoint l’âme et le corps, mais ce sont deux versants qui expriment une même réalité – l’homme. La thèse est celle d’une corrélation rigoureuse, d’un strict isomorphisme  : à une passion (ou une action) du corps correspond une passion (ou une action) de l’esprit. Entre les deux, au sein des deux, même combat. La conséquence pour l’éthique est fondamentale  : tout ce qui sera bon pour le corps le sera pour l’âme – le progrès de l’un s’accompagne du perfectionnement de l’autre. D’où l’insistance de Spinoza sur la nécessité de cerner, formule extraordinaire, «  ce que peut un corps   ». Un corps, donc, se définit par une capacité plus ou moins grande à affecter et à être affecté par les autres corps environnants. Il convient ainsi de se connaître soi-même en tant que corps, pour développer ses aptitudes propres  ; il s’agit d’en augmenter «  la puissance d’agir  », sachant que ce passage à «  une plus grande perfection  » est synonyme de joie. Spinoza pense «  l’allégresse  » du corps comme flambeau de l’âme en quête de béatitude  : «  qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande part est éternelle   ». On peut résumer cela au moyen d’une formule proverbiale que Spinoza reprend à son compte à la fin de l’Éthique  : «  un esprit sain dans un corps sain  » – l’esprit sera sain dans l’exacte mesure où le corps le sera, plus conscient de lui-même et de la nature. Et réciproquement. Sans jouer ensemble, les deux font la paire.



. . Une personne pour Kant (1724 – 1804)

« La diétét(h)ique du coach Kant, ça marche  : il a presque atteint les 80 ans »

Tous les jours, après son déjeuner à 13 heures, Emmanuel Kant part en promenade, suivant toujours le même trajet – indéboulonnable rituel. C’est l’occasion pour lui de rassembler ses forces intellectuelles, mais aussi de se prêter à un exercice physique apparemment curieux. Kant, en effet, s’efforce de maintenir ses lèvres fermées et de respirer seulement par le nez. Selon lui, cela empêche la toux intempestive et favorise la digestion, la salive étant économisée. Obsédé par la santé de son corps, le philosophe se fixe d’innombrables règles  : ne pas boire excessivement (et surtout pas de bière), toujours conserver la même température corporelle, ne point trop dormir car «  le lit est un nid pour quantité de maladies  » (Le Conflit des facultés), etc. L’ensemble de ces mesures correspond au domaine de la «  diététique  », cet «  art libre  » qui prévient les maux du corps et permet à «  chacun d’être son propre médecin  » (Manuscrit sur la diététique). Si la morale kantienne impose de considérer autrui comme une fin en soi, et jamais comme un moyen, il en va de même pour soi-même et pour son corps, véritable personne qu’il s’agit de respecter  : «  l’attention durable à l’animal en l’homme est un devoir de l’homme envers lui-même  » («  Doctrine de la vertu  », seconde partie de La Métaphysique des mœurs). Au nom de cet impératif, le philosophe condamne non seulement l’ivrognerie ou la gloutonnerie, mais également la mutilation, le suicide et un «  vice  » tellement honteux qu’il préfère ne pas le nommer – comprendre la masturbation, cette «  souillure de soi-même  » qui consiste à faire de son corps un moyen, un objet de jouissance. Exit les excès et autres plaisirs (parfois solitaires) qui nous bestialisent indûment. La diétét(h)ique kantienne n’est donc pas une étrangeté  ; la discipline du corps par un esprit résolu et autonome (capable de se donner librement des règles et de s’y plier) s’impose du point de vue moral. Et, accessoirement, la méthode du coach Kant, même un brin austère, ça marche  : il a presque atteint les 80 ans, chose plutôt rare à l’époque.



. . Une Cocotte-minute pour Nietzsche (1844 – 1900)

« Cette petite raison que tu appelles ton esprit n’est qu’un instrument du corps […] un jouet de ta grande raison »

Au dedans, ça grouille, ça s’affaire. On s’y transmet des messages, on s’y donne des ordres, on y arrête des décisions. Pour Nietzsche, le corps est une «  collectivité inouïe d’êtres vivants  » (Fragments posthumes), un singulier pluriel composé d’«  esprits  », d’«  âmes  » ou de «  forces  » en perpétuelle interaction. Spiritualisation, mais également politisation du corps  : il est une «  aristocratie  » au sens où certains êtres du corps sont dominants et d’autres dominés. Des rapports de force se nouent, et la bataille se résout en des relations de commandement et d’obéissance. La hiérarchisation définit des consensus provisoires, des équilibres précaires car la lutte, sans fin, reprend de plus belle. Si le corps ne cesse de s’unifier et de se diviser, c’est pour mieux régner. Nietzsche renverse le schéma traditionnel  : ce n’est pas la conscience qui détermine le corps, mais l’inverse. Ainsi parle Zarathoustra  : «  Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument du corps […] un jouet de ta grande raison.   » Phénomène premier, plus riche et subtil que la conscience, le corps lui mâche le travail  ; c’est une centrale qui synthétise, simplifie l’information pour mieux téléguider l’esprit, lui «  [souffler] ses pensées  », ses sentiments et ses actes. Usine intelligente, despote éclairé, le corps peut incliner l’esprit à affirmer ou au contraire à déprécier la vie. Autrement dit, symptôme moral, il laisse transparaître l’orientation de la volonté de puissance, ascendante ou déclinante, active ou réactive. D’où le propos nietzschéen sur la santé et la maladie  : les deux états ne sont pas opposés, mais solidaires  ; pour un être «  typiquement sain   », «  le fait d’être malade peut être un stimulant énergique […] du surcroît de vie  » (Ecce homo). Si elle est surmontée, la douleur conditionne la «  grande santé   » comme transfiguration et intensification de soi. Bref, montre-moi ton corps – ce qu’il endure, la manière dont tu te rapportes à sa vie propre –, je te dirai ce que tu es et ce que tu veux devenir.



. . Notre unique boussole pour Merleau-Ponty (1908 – 1961)

« Le véhicule de l’être au monde »

Soit un homme amputé d’un bras. Voici qu’il ressent des picotements, des contractions dans la zone même où son membre fait défaut – comme si son corps conservait la mémoire de ce que le bras pouvait antérieurement sentir ou faire. Ce phénomène du «  membre fantôme  » est porteur d’une leçon décisive pour Merleau-Ponty  : le corps est «  le véhicule de l’être au monde   » (Phénomé­nologie de la perception), le «  pivot  » ou la boussole qui m’oriente spontanément en son sein. Le philosophe répudie aussi bien l’approche scientifique, qui réduit le corps humain à une simple chose étendue, que la conception idéaliste, laquelle sépare la conscience du monde, désincarnant le sujet. «  Je ne suis pas devant mon corps  »  : celui-ci n’est pas un objet, c’est un corps vécu comme mien de l’intérieur. Comme Husserl, le fondateur de la phénoménologie, Merleau-Ponty parle du «  corps propre  » comme «  sujet de la perception   », «  noyau significatif  » qui fait advenir le sens du monde. Mais je suis comme enveloppé en lui, et c’est précisément mon corps qui rend possibles mes mouvements comme mes intentions. La conscience n’intervient pas toujours  : mon corps enregistre, prédispose à certaines actions quotidiennes que j’effectue de manière automatique, irréfléchie. Ainsi, le rapport au monde n’est pas de connaissance, mais d’«  adhérence  », de secrète connivence. Le phénoménologue ne cessera de méditer cette coappartenance primordiale  ; dans sa dernière œuvre inachevée, Le Visible et l’Invisible, il parlera d’«  entrelacs  »  : le sujet de la perception est un «  sentant sensible   », dans la mesure où, pour voir, il faut être soi-même visible, potentiellement vu. Si mon corps est la condition de l’apparaître du monde, c’est qu’il en est, irrémédiablement, partie prenante… et prise.



. . Un fétiche contemporain pour Baudrillard (1929 – 2007)

« Un instrument de jouissance et un exposant de prestige »

Mon corps, ce «  fétiche  »  : rien n’est jamais trop beau ou trop cher pour le parfaire… parce que je le vaux bien. Dans des analyses qui n’ont pas perdu une ride, Baudrillard montre que le corps est l’objet «  le plus précieux  », le produit phare de la «  société de consommation  ». Un fétiche, donc, car on lui voue un culte, à ce totem de chair, mais aussi parce qu’il est investi d’une valeur d’échange. Le corps doit être lissé, corrigé, «  performé  » pour pouvoir s’afficher et se vendre. C’est un «  gisement à exploiter  », un capital à faire fructifier, dont nous sommes les managers impavides. En un mot, le corps est un signe, «  un instrument de jouissance et un exposant de prestige  » (La Société de consommation). Il dénote l’épanouissement personnel, la réussite sociale et matérielle et même la moralité. Nous serons jugés à son apparence  ; il est donc un «  schème de salut  » ou de perte – la société de consommation, dans sa «  resacralisation du corps  » retrouve le christianisme sans se l’avouer. Quel est le problème  ? Pour Baudrillard, la supercherie est totale  : les soins apportés au corps sont présentés comme des vecteurs d’émancipation, alors qu’ils ne font qu’entériner la triste soumission aux canons (de beauté) imposés – la chirurgie esthétique ou le bodybuilding, formes contemporaines de l’aliénation, de la servitude volontaire. Et puis le culte du corps a quelque chose de profondément dérangeant, car mortifère. Le regard de la top model est sans vie, elle-même n’est que pure «  abstraction  » dés-érotisée. Sur la plage, le joggeur apparaît comme un «  frère en mortification  » qui «  se suicide  » dans l’exténuation de ses forces (Amérique). Les soi-disant corps de rêve offrent une vision cauchemardesque, un avant-goût de néant. Pas sûr, à lire Baudrillard, que nous le valions bien.