...transcription d’un extrait de
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance - France Culture - 03.02.2011
À la croisée des chemins 4/5 : La science en miroir de la philosophie, une différenciation
Adèle van Reeth : Peut-on dire que, si en sciences il y a du nouveau, de l’invention, de la découverte, en philosophie cependant, il n’y a pas véritablement de progrès, puisque l’objet est toujours le même en réalité ?
Etienne Klein : Je suis mal placé pour parler du progrès en philosophie. Ce que je constate, c’est que les sciences (la physique, pour parler de la science que je connais le mieux) et la philosophie sont des démarches vraiment séparées (et c’est d’ailleurs une bonne chose), simplement elles ont des rythmes de développement qui sont vraiment différents. Les philosophes ont des rythmes plus apaisés, plus tranquilles, que les chercheurs scientifiques. Ils passent beaucoup de temps à lire, alors que les scientifiques courent partout. Mais de cette observation, je ne ferai pas une loi générale. J’ai l’impression qu’il y a quand même un rapport au temps qui est différent dans les deux communautés.
Simplement, la physique, notamment au 20e siècle et ça se poursuit aujourd’hui, produit parfois des résultats, qu’ils soient théoriques ou expérimentaux, qui correspondent à ... des découvertes philosophiques négatives. Ça veut dire que la physique produit des résultats qui ne viennent pas contester la philosophie, qui ne viennent pas prendre sa place, qui ne veulent pas l’annexer, mais qui, à propos de certaines questions philosophiques, viennent contraindre l’ensemble des réponses philosophiques qu’on peut y apporter.
Ce que je veux dire par là, si vous regardez les résultats de la physique concernant la théorie de la relativité, la découverte de l’anti-matière, ou aujourd’hui ce qu’on appelle la théorie des supercordes, ce sont des théories qui ont fait la preuve d’une certaine efficacité, et même d’une efficacité assez remarquable, qui viennent préciser, peut-être pas la nature du temps, mais la bonne façon de le représenter pour mettre le paramètre t, le temps, opératoire dans les équations de la physique. Cette efficacité-là me semble devoir être prise en compte par la philosophie.
Quand vous vous intéressez à la question du temps, évidemment il y a Kant, Heidegger, Husserl, mais il y a aussi des résultats qui viennent de la physique qui doivent être pris en compte. Si je mets Einstein à coté de Kant, à propos du temps, qu’est-ce que ça donne ? Est-ce que ce sont des discours qui se connectent ? Est-ce que ce sont deux types de discours complètement différents qu’on peut laisser vivre indépendamment l’un de l’autre ? Ou bien est-ce que l’efficacité de la relativité d’Einstein vient remettre en cause certaines façon de parler de Kant ?
Je pense que c’est ça la question intéressante qui oblige les scientifiques à travailler la question du langage, puisque le langage naturelle de la physique ce sont les mathématiques, ce n’est pas un langage parlé. Si on veut que la philosophie prenne en compte nos résultats, la question est de savoir "comment nous devons dire ce que nous savons." C’est un énorme travail qui est indispensable si on veut que cette co-appropriation de la science par les scientifiques et la philosophie se fasse bien.
Adèle van Reeth : ... Faut-il créer un troisième langage qui leur soit commun ou bien traduire d’une langue à l’autre, de la philosophie à la science, et de la science à la philosophie, pour qu’elles puissent se comprendre ?
Etienne Klein : La langue naturelle de la physique ce sont les mathématiques, donc c’est du chinois. Comme le disait Lacan : tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue. On ne peut pas directement transposer cette langue-là dans la langue ordinaire. D’ailleurs la physique moderne, celle qui est née avec Galilée, est née d’une certaine façon contre le langage. Elle dit le contraire de ce que dit le langage, à propos du temps par exemple, à propos de la chute des corps, à propos de toutes sortes de phénomènes comme ceux-là.
Adèle van Reeth : Contre le langage ou contre une forme d’intuition, de sens commun ?
Etienne Klein : Contre les préjugés que transporte le langage. Si on veut faire cette traduction, il n’y a pas d’autre solution que de creuser à l’intérieur de la langue ordinaire une sorte de langue étrangère qui va créer des espaces au sein desquels on pourra dire l’originalité du message scientifique. C’est un travail permanent, qui ne se termine jamais, indispensable si on ne veut pas que la physique n’apparaisse dans la langue que sous une forme très simplifiée. C’est très important du point de vue philosophique parce que si vous dites mal, par exemple le principe d’incertitude d’Heisenberg qui vient de la physique quantique, si vous l’énoncez mal (en France il est très mal énoncé) vous créez de la confusion, des malentendus, qui vont avoir un écho en philosophie qui n’est pas justifié. De la même façon si vous parlez mal de cosmologie, si vous parlez mal du big-bang, si vous associez le big-bang à l’instant zéro, vous allez créer de la confusion qui ne rend pas justice au travail actuel des cosmologistes.
La question du langage est la question cruciale du moment. Quel est le lien que nous devons établir entre les théories scientifiques qui ont fait leurs preuves et notre façon de les dire ?
Adèle van Reeth : Heinz Wismann, seriez-vous d’accord pour dire que la recherche, qu’elle soit philosophique ou scientifique, est motivée par un même but, celui de trouver un langage commun pour réfléchir et dire le monde ?
Heinz Wismann : À la différence de ce qui s’est fait depuis très longtemps en philosophie, il ne s’agit maintenant plus du tout de se hisser à un point de vue qui englobe la totalité de ce que l’on peut connaître. La philosophie, c’est la règle à partir de Kant, entre dans une relation réfléchissante, d’une certaine manière réactive, par rapport à ce que la recherche scientifique établit, toujours provisoirement, comme une proposition de sens. À partir du moment où la philosophie n’a plus la prétention qui était initialement la sienne, elle va désormais réfléchir sur le sens qu’elle peut donner à ce que les découvertes scientifiques proposent comme énigme. Or, en quoi sont-elles énigmatiques ?
Elles sont énigmatiques à partir du moment, là tu l’as dit Etienne, où on veut comprendre le sens que cela revêt si on veut le traduire dans un langage qui n’est pas le langage spécialisé de la science elle-même. C’est là qu’intervient la philosophie. Elle va réfléchir, à partir du langage ordinaire, à un réaménagement de la manière de dire, c’est toute la philosophie analytique qui porte sur ce problème, pour que le langage ordinaire soit en mesure d’accueillir ce que les découvertes scientifiques proposent, en donnant à ce qu’elles disent un sens qui devient intelligible pour tout le monde. Il y a là un travail scientifique tout à fait différent de ce que la science proprement dite fait. On crée, avec une sorte d’ambition scientifique, une transformation jamais achevée de la langue qui nous permet de "savoir ce que nous savons".
Montaigne : . . Le monde n’est qu’une école de recherche. Dans ses exercices, ce n’est pas à qui atteindra le but, mais à qui fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot celui qui dit vrai que celui qui dit faux, car ce qui est en cause pour nous c’est la manière de dire, non la matière. Mon goût est de considérer autant la forme que le fond, autant l’avocat que la cause.
Adèle van Reeth : Est-ce que la recherche ne serait pas cette attention à la manière comme seule façon d’accéder à la matière ?
Heinz Wismann : Il faut définir le but de cette quête. Il s’agit de rendre compréhensible des acquis qui, avec les moyens mis en oeuvre pour les obtenir, ne sont pas automatiquement compréhensibles. Il y a une interprétation à proposer. La philosophie bien comprise, interprète des acquis de la recherche. La philosophie cherche à comprendre ce que la recherche a établi provisoirement comme un constat de connaissance.
Or, et le texte de Montaigne y fait résonance, il y a cette idée que Giambattista Vico dans la science nouvelle de 1725 va formaliser, à savoir l’idée qu’on ne peut connaître que ce qu’on a fait. C’est le principe du verum ipsum factum. Conséquence paradoxale, Dieu qui a fait le monde peut connaître le monde mais pas les hommes. Les hommes sont réduits à des expérimentations, puisqu’ils ne peuvent connaître que ce qu’il font, l’expérience. Inversement, Dieu ne fait pas l’histoire, c’est l’homme qui fait l’histoire, donc l’homme seul peut réellement comprendre son histoire. Là s’ouvre une dichotomie extraordinaire qui fait que les scientifiques qui creusent les secrets de la nature font un travail qui ne peut pas s’achever, mais qui tire sa dignité de ce renoncement à la prétention d’avoir le point de vue de Dieu.
Adèle van Reeth : Un renoncement ou une limitation de fait ?
Etienne Klein : Moi je pense que c’est un symptôme de modestie. Les chercheurs que je connais ne sont pas obsédés par l’idée de vérité. D’ailleurs c’est un mot qui disparaît du langage scientifique. Ce sont des personnes qui ont dans la tête une ou deux questions bien posées, dont ils ne connaissent pas la réponse, et ils mettent tout en oeuvre pour détecter parmi les réponses possibles celles qui sont fausses pour les éliminer. Si vous prenez l’exemple du collisionneur du CERN . . cette machine a été construite pour répondre à des questions de physique pour lesquelles on a trop d’idées, d’hypothèses, de théories, de conjectures, . . Pour savoir laquelle a été choisie par la nature il n’y a qu’une solution, c’est de faire ces expériences. On attend de cette machine gigantesque, qu’elle tue des idées.
Maintenant, je reviens sur ce que dit Heinz, s’agissant de ce travail de restitution de ce que nous savons, on est engagé dans une course contre la montre. Ce sont des découvertes assez fondamentales qui vont apparaître, et la question est de savoir comment allons-nous les dire, alors que le terreau intellectuel qui permet de leur donner du sens est mal formé. . .On a beaucoup de retard. Comment va-t-on parler du boson de Higgs au journal de 20h ? . . Nous n’avons pas créé dans les cerveaux les outils culturels qui permettent de donner sens à ces découvertes.
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Adèle van Reeth : Est-ce qu’un des problèmes qui se posent n’est pas la difficulté à diffuser la connaissance scientifique ; comme si le monde dont nous parle la physique n’était pas le monde dans lequel nous vivons ; comme deux mondes qui semblent de pas coïncider ?
Etienne Klein : C’est ça qui est intéressant. Il y a deux mondes. Alexandre Koyré, un grand philosophe des sciences, disait que le pari de la physique moderne . . c’est qu’on peut expliquer le réel empirique, le réel qui se donne à nous, le monde dans lequel nous vivons, par l’impossible. Par des lois physiques dont l’énoncé contredit l’observation. L’exemple le plus simple est celui de la chute des corps. On voit depuis des millénaires que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Et puis arrive Galilée qui se pose la question de savoir si cette loi est vraie, et constate avec des arguments plutôt logiques qu’elle est fausse, que tous les corps tombent de la même façon quel que soit leur masse, et que du coup l’observation doit être réinterprétée pour réaliser que lorsqu’un corps tombe il s’oppose à la résistance de l’air et que c’est ça qui crée la différence de la vitesse de chute.
Les vraies lois du monde, les lois physiques, peuvent contredire ce que l’observation du monde nous montre. On se dit que ces lois physiques, on ne pourra pas les trouver en contemplant le monde, pas non pus par la lecture de textes sacrés ou autres, mais on va devoir aller les chercher. C’est ça qui fait le sel de la recherche.
Bachelard (La psychanalyse du feu) : Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu ; nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l’apparence d’un savoir. Mais la source initiale est impure : l’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité dûment vérifiée dément le premier contact avec l’objet. Elle doit d’abord tout critiquer, la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l’étymologie enfin car le verbe qui est fait pour chanter et séduire rencontre rarement la pensée. Loin de s’émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante nous ne prendrons jamais une attitude vraiment objective. S’il s’agit d’examiner des hommes, des égos, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas notre vie, qui ne souffre d’aucune de nos peines, et que n’exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits. Il faut donc opposer à l’esprit poétique expansif l’esprit scientifique taciturne par lequel l’antipathie préalable est une saine précaution.