La voix de Gilles Deleuze / Université PARIS 8 / transcription : Marie Lacire 23/11/82
A la faveur d’une réflexion sur le mouvement et le temps, il s’agit d’arriver à une classification généralisée des images et des signes, des types d’images et des types de signes.
Pourquoi ? Vous le sentez déjà, parce que peut-être est en jeu, ou sont en jeu, les notions d’image-mouvement, d’image-temps, et les signes correspondant à ce type d’images.
Le livre principal, à mon avis, sur une telle classification des images et des signes, c’est un très grand livre d’un philosophe anglais de la fin du XIXème siècle, qu’on avait à peine abordé l’année dernière et qui s’appelle PIERCE. PIERCE a peu publié de son vivant, mais assez récemment a été entrepris une édition complète de ce qu’il avait écrit et pas publié ou très peu. Cette édition comprend un grand nombre de tomes, sept ou huit tomes en anglais. Pour ceux qui ont une culture anglaise, je fais vivement appel à ce que vous alliez voir ces livres qui sont fantastiques.
PIERCE est considéré comme très important actuellement, c’est-à-dire redécouvert pleinement en tant que c’est lui qui fonda ou qui passe pour avoir fondé ce qu’on a appelé ou ce que lui-même appelait la sémiologie, c’est-à-dire une science des signes.
Heureusement en français, nous disposons d’un court livre, très bref, mais qui est le modèle d’un travail, d’un vrai travail. Il est fait par un monsieur qui s’appelle Gérard Deledalle. Il a paru au Seuil, sous le titre PIERCE, écrit sur le signe. Il a dû paraître il y a deux ans je crois. Et c’est un travail immense parce que c’est une espèce de système ; il y a des morceaux choisis de PIERCE, il y a des commentaires, et ça vous donne une idée de ce philosophe insolite et qui me semble tout à fait extraordinaire.
Car, ce dont il s’agira pour nous, c’est bien de confronter la classification des images et des signes que PIERCE nous propose, à ce que pour d’autres raisons, bonnes ou mauvaises, nous souhaitons. Et tout ça se fera sur la rubrique "Mouvement et temps".
Bon, j’ajoute que, dans cette même rubrique, moi je serai très content si vous consentiez à lire ou relire, un auteur bien connu dont j’aurai besoin. Là j’essaie de fixer les choses pour que vous vous repériez, que vous ayez des points de repère, même très obscurs, et qui est Charles Péguy.
Péguy, on en a tous entendu parler, on en a tous des souvenirs, et puis voilà, et on sait qu’il y a un obscur problème de la conversion de Péguy, de la foi de Péguy, des rapports de Péguy avec Jeanne d’Arc, etc, etc. Mais, nous aussi nous savons parce que c’est un problème qu’on traîne et que j’ai jamais bien abordé, mais auquel je fais souvent allusion, qui est : Qu’est-ce qui se passe lorsque, soit dans la littérature, soit dans la philosophie, parce que pour moi il ne semble pas qu’il y ait dans les conditions de ces deux types de travaux des différences fondamentales, ou même dans la peinture ou n’importe quoi, qu’est-ce qui se passe quand on peut assigner le surgissement de quelque chose de nouveau ?
Pour en revenir à mon souci concernant Bergson, est-ce une question vraiment importante, lorsque Bergson nous dit : l’objet de la philosophie a changé, car on peut appeler philosophie antique une pensée qui n’a cessé de se demander : Qu’est-ce que l’éternel ? Tandis que notre problème à nous, philosophes modernes ou philosophes actuels, dit Bergson, ce n’est plus : Qu’est-ce que l’éternel, mais : Qu’est-ce qu’un quelque chose de nouveau ? Comment est possible la production de quelque chose de nouveau ?
Cette question est lancée par Bergson et reprise par beaucoup de philosophes à son époque. Le philosophe anglais Whitehead très important à la même époque, lancera la question qu’il appelle de la créativité, et la créativité pour lui, c’est la production de quelque chose de nouveau quelconque. Si c’est une manière de définir la pensée moderne - avoir substitué la question de la production d’un nouveau à la question de l’éternité - eh bah, on peut saluer un type de nouveauté lorsque réellement apparaît une nouvelle manière de parler, d’écrire, une nouvelle manière de peindre. Ces nouveautés, elles sont rares, elles sont immédiatement, elles sont très vite copiées, elles sont etc., mais rien n’efface. Le caractère du surgissement d’une telle nouveauté, et bien plus cette nouveauté elle se perd chez ceux qui la copient, mais elle ne se perdra jamais en elle-même, cela pour toujours aura été éternellement nouveau et donc le reste.
Mais qu’est-ce que c’est ces nouveautés qu’on peut saluer au grand moment de l’art, au grand moment de la philosophie, qu’est-ce c’est que ça qui nous fait dire par exemple : « Ça, on l’avait jamais entendu, jamais », « Ça, on l’avait jamais vu » ?
Là-dessus, les malins peuvent toujours arriver, y a toujours les malins qui arrivent, et les malins disent « ahh », et les malins vont faire une lignée, vont faire une remontée, et vont dire, « ah c’était déjà là, voyez » etc., et ils diront, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Ils rejoindront un certain mode de pensée antique, mais nous, d’une certaine manière, nous savons bien qu’il y a de la production de nouveauté, et que c’est même de ça que à la fois nous vivons et que nous mourrons, parce que s’il y a de la production de nouveauté, il y a aussi de la production de fausse, de fausse nouveauté, et que c’est très difficile peut-être de démêler la nouveauté et la fausse nouveauté. Il faudrait des critères, mais puis après tout ces critères sont peut-être très simples, et que en tout cas, il y a des moments où nous ne pouvons pas nous tromper quand nous disons : « Ah mon Dieu, ça c’est nouveau », et que notre stupeur, c’est toujours ce qu’on n’attend pas, par définition.
Sartre avait une très bonne réaction, lorsqu’il disait de certains livres « ah bah, vous les attendiez, donc c’est pas nouveau ». C’est quelque chose précisément qu’on n’attendait pas, et pourtant qui est en rapport avec nous, qui est en rapport avec notre époque. Et c’est ce nouveau-là qui est déjà.
C’est pas ce qui répètera cette nouveauté qui est intéressant, c’est que ce nouveau en tant que nouveau est la répétition déjà de tout ce qui lui succède.
Difficile de penser une nouveauté qui soit comme la répétition de tout ce qui va lui succéder. C’est au sens où Péguy, dans une très belle page, dit, vous savez, vous savez que, vous vous rappelez que, le peintre Manet a peint beaucoup, beaucoup de nymphéas, en d’autres termes de nénuphars. Vous savez pas. Péguy il disait, on croit que c’est le dixième nymphéa de Manet qui répète le premier... qui le répète en le perfectionnant au besoin, et bah, c’est pas vrai il disait. Il disait, c’est le premier nymphéa, ... c’est le premier nymphéa de Manet qui répète tous les autres. De même, il disait, c’est pas la célébration de la prise de la Bastille qui répète la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui répète toutes les célébrations futures.
En d’autres termes, la production d’un quelque chose de nouveau, c’est la répétition, mais la répétition de quoi ? La répétition tournée vers le futur, la répétition de ce "qui n’est pas encore". Bizarre, cette dée de Péguy. Pourquoi est-ce que je dis ça, parce que, Péguy, ce qui m’intéresse, c’est pas ses rapports avec Dieu, avec la foi, avec une conversion, quoique après tout, il faudra bien qu’il y ait un rapport - mais je vous assure que c’est pas parce que sur mes vieux jours ou dans la maladie, je tende vers une conversion quelconque, c’est pas ça (rires), il faudra bien tirer au clair pourquoi était-ce vraiment une conversion ou un acte de foi. ? Mais lorsque Péguy surgit - il suffit que vous relisiez si vous ouvrez un livre de Péguy - c’est un ton, on peut dire c’est un style, c’est une manière de parler et d’écrire que vous n’avez jamais entendue, jamais vue. Bien plus dans le cas de Péguy, vous ne le relirez jamais.
En d’autres termes, ce qui m’intéresse chez Péguy, c’est pas sa conversion religieuse, c’est la folie, une espèce de folie grandiose de son langage. Et ce langage, est-ce par hasard que c’est un langage de la répétition ? Ou comme il dit, ce qui fait problème, c’est la variation. Il faut pas demander aux gens pourquoi ils se répètent, il faut demander aux gens, mais pourquoi ils varient.
Et voilà qu’il va lancer un style de la répétition, qui est une des mutations du style dans la langue française peut-être les plus importantes. Et voilà qu’il écrit d’une manière telle que jamais personne n’avait écrit comme ça. Alors on parle par exemple de la mutation opérée dans le langage, dans la littérature par Céline après, et c’est très vrai, je crois, très fort, à la mutation qu’a apportée Céline. Il se trouve, que, hélas, dans le cas de Céline, ça a été une, il y a eu une mutation, une nouveauté particulièrement imitable. Ce qui n’ôte rien à la nouveauté radicale et à la grandeur de Céline, mais ce qui au contraire l’accuse, mais ce qui fait que tous ceux qui croient écrire possible comme Céline sont maudits d’avance, et sont fondamentalement malhonnêtes.
Pourquoi ? Parce que le vrai rapport d’une nouveauté avec quelque chose, c’est le rapport d’une nouveauté avec une autre nouveauté. Il n’y a pas de rapport d’une nouveauté avec la reproduction de la nouveauté. Tous ceux qui reproduisent une nouveauté, qui croient par là-même surpasser le maître parce que, en reproduisant, la technique en effet devient facilement plus parfaite. Ceux-là ont pas bien compris, comment est possible la question moderne « comment est possible quelque chose de nouveau ? », c’est-à-dire, cela veut dire, en quoi quelque chose de nouveau fait-il nécessairement appel à quelque chose d’autre également nouveau ? Et comment y a-t-il une chaîne de nouveautés qui se fait à travers l’espèce de trame des ordinaires ?
Or, à cet égard, et justement pour les problèmes mouvement-temps, je voudrais beaucoup que certains d’entre vous reprennent un livre de Péguy, très insolite, qui s’appelle Clio, et qui est une méditation sur l’histoire et le temps. Or Péguy, à tort ou à raison, se vivait comme un disciple de Bergson, le plus étrange disciple. Bergson avait beaucoup d’effroi à voir qu’il avait engendré un tel disciple qui parlait d’une manière si bizarre. Eh bon, c’est tout ça qu’il faudra voir dans notre recherche sur le temps bergsonien et sur cet ensemble concernant le problème des images et des signes.