Blog-note de jef safi

s’ e n t r e - t e n i r

avec . . Geoffroy de Lagasnerie
Bourdieu aujourd’hui

Entretien Mediapart - o1 2o12 - À l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu

samedi 1er janvier 2011

A l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu et de la parution de son cours « Sur l’Etat », Mediapart a interrogé de jeunes chercheurs sur l’actualité de la pensée du sociologue. Ici le doctorant en sociologie, Geoffroy de Lagasnerie, auteur de "L’Emprise de l’université. Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme" (Ed. Amsterdam, 2oo7), auteur de "Logique de la création" (Fayard, Histoire de la pensée, 2o11).


Bourdieu aujourd’hui : entretien avec le... par Mediapart

Mediapart : Pourquoi reprochez-vous à la sociologie de Pierre Bourdieu d’avoir perdu sa dimension critique ?

Geoffroy de Lagasnerie : La question de la critique, c’est une question très importante, c’est la question de la définition de qu’est que c’est d’être critique. Je ne pense pas du tout qu’on puisse penser la critique du point de vue de concept qu’on emploie. On peut très bien employer des concepts de Bourdieu comme champs, comme habitus, comme capital, en étant pas du tout critique. Et on peut ne pas du tout être bourdieusien, par exemple comme Foucault, et être un grand penseur critique.

Qu’est-ce qu’une sociologie critique ?

GdL : Quand il s’agit de penser, qu’est-ce qu’une pensée ou une sociologie critique aujourd’hui, il ne faut pas la penser en termes de concepts bourdieusiens, mais il faut la penser en tant que grande inspiration, grande vision théorique, et je pense qu’une des grandes intuitions de Bourdieu qui a suscitée le plus de résistances, c’est l’idée du déterminisme. C’est-à-dire que on ne peut pas construire une sociologie critique, de critique de la domination, si on ne met pas au centre la question des déterminations des pratiques sociales, qu’on est aveugle à ce qui cause, à ce qui nous conditionne, et que le monde social est un monde extrêmement déterminé. Et pour cette raison, je pense qu’il faut insister sur le fait que Bourdieu est un grand penseur de la reproduction sociale.

Souvent, les gens qui veulent défendre Bourdieu, cèdent un peu à l’intimidation en disant, mais non il a pensé les luttes, il a pensé le changement, il a pensé les conditions de la transformation. Moi je pense que la grande idée de Bourdieu c’est cette idée que la société est d’une inertie extrêmement forte, que les grandes structures se reproduisent avec une logique implacable, qu’il y a une forme d’immobilité de systèmes de domination, de l’exclusion, de la relégation sociale et culturelle.

Et d’ailleurs, toutes ces réactions on les a vu par exemple dans tous les . . ce qu’on appelle les sociologues aujourd’hui, qui vont parler de . . ou les philosophes comme Rancière, qui vont parler des savoir spontanés. On peut voir ça dans la sociologie un peu mystique de Boltanski sur la justification des acteurs. On peut voir ça chez Lahire avec mais non l’homme est pluriel, il est discordant, etc. Qui sont en fait des grands mouvements de résistance à l’acquis principal de la pensée de Bourdieu qui est qu’il y a un déterminisme extrêmement fort et donc une immobilité de la structure et de la société, et que c’est vraiment une vision qu’il faut retrouver, cette idée là de la société pour vraiment mener une action politique, pour la transformer, sinon c’est des incantations qui ne touchent jamais le cœur du fonctionnement de l’ordre social.

Pourquoi critiquez-vous l’idée chère à Pierre Bourdieu de l’importance de l’autonomie du monde universitaire ?

Une des grandes préoccupations de Bourdieu, politique et théorique, à partir de la fin de sa vie et notamment à partir du milieu des années 90, ça a été en effet une défense à la fois politique mais aussi théorique de l’idée de défendre l’autonomie de l’université, de la communauté scientifique, du champs intellectuel, contre toutes les logiques qui pourraient s’imposer aux chercheurs alors qu’ils ne les reconnaissent pas comme légitimes, et ces logiques ce sont notamment les logiques économiques, les logiques politiques et les logiques médiatiques.

Bien entendu, l’un des grands livres d’intervention sur cette question ça a été sur la télévision en 1995, qui a produit une très violente polémique. Et puis il y a eu aussi le cours au collège de France Science de la science et réflexivité qui vraiment a défini cette idée très forte et en même temps très contestable selon moi, que défendre la pensée d’avant-garde, défendre la recherche novatrice, c’était défendre l’autonomie de la recherche, défendre la reconnaissance par les pairs contre toutes les influences extérieures qu’il appelait l’hétéronomie.

Je pense que c’est un dogme qui aujourd’hui est devenu extrêmement partagé dans l’université. Je pense que c’est même le fragment, disons l’élément de la pensée de Bourdieu qui est le plus devenu commun, collectif, et c’est en ce sens qu’à mon avis, moins que ce soit une pensée originale de sa part, il s’est fait à ce moment-là le porte-parole d’une idéologie collective du corps universitaire qui se sentait attaqué par des réformes étatiques, par le néolibéralisme, par la concurrence journalistique.

Mais, à mon sens, une fois que ce dogme est devenu une forme de routine ou d’évidence partagée, il faut l’interroger ; c’est la définition d’ailleurs de la pensée critique, qu’il faut toujours repenser ses concepts. Et moi ça me semble être très problématique, cette idée de l’autonomie de la recherche, à deux niveaux.

La première chose ce serait en termes de quel type d’image de la pensée, de quel type d’image de la recherche, ça consiste à installer ? Et cette idée de l’autonomie de l’université, enfin de l’autonomie du champs scientifique, en fait, contribue à valoriser, à mettre en valeur l’image du chercheur qui va être conforme aux normes de sa discipline ou de son champs. Un bon chercheur, un chercheur autonome, ça va être un chercheur qui va avoir appris les règles d’écriture, les catégories de pensée, le paradigme institué dans la recherche académique. Et on va opposer ça au producteur hétéronome qui, n’étant pas conforme à la définition instituée de la science, va se servir des médias ou de l’état, pour s’imposer dans la course à la reconnaissance.

Et de cette manière, Bourdieu a mené une politique très problématique d’un point de vue critique, qui est de valoriser la conformité, de valoriser un habitus de la docilité, de l’obéissance aux normes instituées de la recherche, qui est le contraire à mon avis d’une inspiration critique. Et c’est important le fait qu’on peut retrouver dans son oeuvre d’autres manières de penser ces questions, par exemple dans ses textes sur l’art ou la littérature, cet excellent texte sur Manet ou les règles de l’art sur Flaubert, où il nous dit que l’autonomie c’est l’hérésie, c’est la réactivité à tous les pouvoirs, que ce soit bien sûr les pouvoirs externes mais aussi les pouvoirs internes, notamment les pouvoirs académiques. Et, il y a un entretien célèbre de Bourdieu, qui est "qu’il faut renouer avec la tradition libertaire de la gauche, contre la gauche officielle, la gauche d’état". Moi j’essais un peu de faire le même geste dans l’espace intellectuel en disant qu’il faut retrouver la tradition libertaire anti-institutionnelle de la gauche intellectuelle des années 60..70 contre une professionnalisation et un devenir autoritaire de la gauche intellectuelle dans l’université aujourd’hui. Donc ça c’est mon premier grand point de l’idée d’autonomie, c’est quel type de disposition ça inculque et que ça valorise les chercheurs conformes contre les chercheurs hérétiques qui mettent en question les paradigmes instituants.

La deuxième chose, ça renvoie . . on peut aussi s’appuyer sur la sociologie de Bourdieu pour la mettre en cause, c’est que la politique de l’autonomie est une politique des frontières. C’est-à-dire qu’elle a pour fonction de dire qu’il y a deux types de reconnaissance, la reconnaissance interne, la reconnaissance par les pairs qui est la reconnaissance légitime, et de l’autre coté il y a la reconnaissance externe, qui est faite par les profanes, qui sont les médias, qui sont les politiques, qui n’ont pas les compétences pour juger en quelque sorte. Et la question qu’on doit se poser quand on est dans le cas d’une pensée critique, c’est "qu’est-ce que c’est que cette frontière ?", "comment est-ce qu’elle distribue le droit à la parole dans l’espace public ?", c’est "comment elle exclue des individus de la capacité à développer une opinion légitime ?". Et il me semble que la politique de l’autonomie, en réservant le droit à la parole légitime, en donnant un monopole du jugement légitime aux universitaires, se fonde sur une ratification des titres scolaires et des recrutements académiques que l’on ne peut que mettre en question d’un point de vue critique pour leur caractère arbitraire et aussi pour leur caractère excluant, excluant les gens qui ont des origines sociales qui ne les prédisposent pas à avoir des titres scolaires et les reconnaissances académiques.

Et donc une pensée critique doit être une pensée qui déstabilise la frontière entre université et son dehors, qui met en question les espaces et la ségrégation des espaces qu’elle construit, plutôt qu’une politique qui les institue et qui veut les maintenir.

Voilà qui interroge la t’CG, et la bonne formulation pour le faire est la suivante : "Dans la relation du phénome (l’un) au phénomène (le multiple), quelle monade est au service de l’autre entre l’englobante et l’englobée ?", "Quelles sont les conditions de possibilité de l’autonomie de l’englobée ?". Dès lors que le phénome souhaite s’épanouir "cognitivement" en toute autonomie mais qu’il lui faut nécessairement s’installer dans un espace de survie, un phénomène nourricier, pour persévérer "substantiellement" dans son devenir, la question qui se pose à lui est de choisir un espace qui lui rendra ce service "substantiel" sans entraver sa créativité "cognitive".

On peut répondre ici en reprenant l’instrument spinozo-lordonien de composition des conatus du désir enrôlé (du phénome) d’une part et du désir-maître (du phénomène) d’autre part. On observe alors qu’il faut nécessairement décomposer la tension phénome/phénomène suivant les puissances hylétique, perceptive, affective et cognitive de la monade. La question devient alors : "Le phénome peut-il fermer l’angle α de sa puissance hylétique jusqu’à la colinéarité avec la puissance du phénomène, tout en ouvrant à l’opposé celui de sa puissance cognitive sans en souffrir ?", "Quelles sont alors les angles α de ses puissances perceptive et affective ?"

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Mettre sur le même plan l’avis du profane et celui du chercheur n’est-il pas une forme de relativisme ?

GdL : Moi je crois beaucoup à la valeur de la connaissance. Je pense qu’une grande réaction à la pensée de Bourdieu, ça a été à son idée selon laquelle le savoir a une forme de pensée en surplomb et une capacité à savoir plus que les acteurs, que ce qu’ils savent, et avoir une capacité à dire et à voir des choses que les gens ignorent, étant déterminés, étant dans des points de vue particuliers, ayant des lucidités partielles.

Et donc moi je crois beaucoup qu’il faut rompre avec tout anti-intellectualisme qui hante souvent d’ailleurs le milieu intellectuel ; quand par exemple Alain Rancière fait l’éloge des savoir profanes, des paroles spontanées. Moi ça me semble être une destruction d’une chose très importante qui est la valeur de la connaissance et comment elle transforme la manière de voir, la manière de poser les problèmes et donc la politique.

En ce sens là je ne suis pas un relativiste, parce que je crois vraiment à cette figure de l’intellectuel comme quelqu’un qui a un rapport à une connaissance supérieure en quelque sorte. Mais dans le même temps, je pense que le relativisme, ou plutôt le pluralisme dans l’université, c’est la condition même d’une université libre. C’est-à-dire que, on peut à la fois penser que la connaissance a une forme de supériorité, mais l’interrogation sur l’université c’est : Est-ce qu’on peut se servir de pouvoir d’état, de pouvoir institutionnel, pour empêcher des gens de penser différemment que ce qu’on pense ?. C’est-à-dire : Est-ce qu’on peut utiliser des recrutements ? Est-ce qu’on peut utiliser des instances comme le centre national des universités pour dire à des gens "tu n’es pas conforme à la définition de la science, et donc nous te reconnaissons pas comme un chercheur légitime, nous t’excluons."

Moi je pense que la grande force de l’academic freedom, que je défend dans mon ouvrage, c’est l’idée que c’est précisément les opinions fragiles, les opinions incertaines, les opinions qui vont peut-être déboucher sur de l’imposture, mais qui sait peut-être sur des grandes œuvres, qu’il faut protéger. Etre à la fois relativiste et pluraliste dans le champs universitaire pour concevoir les universités comme un lieu d’accueil à toutes les pensées qui se fabriquent et qui émergent, n’empêche pas en même temps de dire qu’il y a des hiérarchies. Mais c’est un point de vue intellectuel, et on ne va pas en faire une politique institutionnelle.

Moi je définirais la critique comme une attitude, comme un geste, comme une manière de penser. Et je pense que l’une des grandes définitions de l’attitude critique ça a été l’idée de concevoir l’activité . . de ne jamais déconnecter l’activité intellectuelle, l’activité de création de concepts, et l’activité politique, ou l’activité d’intervention. Écrire, c’est toujours écrire pour des publics, c’est toujours essayer de créer des publics nouveaux, de créer des théories nouvelles qui produisent des effets d’émancipation, ce que Bourdieu appelle "donner des armes".

En ce sens c’est le contraire même de l’idée d’une frontière entre ce qui serait d’un coté la recherche, le scientifique pour collègues qui n’intéresse personne si ce n’est les pairs de la même discipline, et puis de l’autre le politique dans lequel on interviendrait de temps en temps. L’attitude critique c’est une attitude . . , les grands livres critiques comme la distinction, comme surveiller et punir, ce sont des grands livres qui sont à la fois l’avant-garde de la science, l’avant-garde de la connaissance, des problèmes nouveaux, et en même temps qui produisent des effets d’émancipation, sur des gens très différents, sur des gardiens de prisons, des militants politiques, des psychanalystes, ils produisent des espaces nouveaux.

Donc je pense que effectivement, beaucoup des chercheurs qu se définissent aujourd’hui comme bourdieusiens, amis qui n’ont cette étiquette que parce qu’ils ont hérité de positions institutionnelles ou administratives qui les rattachent à Bourdieu, comme par exemple le centre de sociologie européenne qu’il a fondé, ont complètement tourné le dos à ce qui définit l’attitude de Bourdieu et qui est la plus difficile pour l’institution à intégrer. Ils ont petit à petit effectivement intégré l’ensemble des modes d’écriture, l’ensemble des manières de faire de la pensée disciplinaire, ce qui fait une recherche fermée sur elle-même, une recherche qui ne change rien, qui ne transforme rien, qui ne dit rien.

Il n’y a qu’à voir l’évolution de la revue actes de recherches en sciences sociales, qui était la revue que Bourdieu a fondée, qui était une revue interdisciplinaire, internationale. Il n’y avait pas besoin de titre scolaire pour y écrire. Il a repris pour cela le modèle des revues d’avant-garde comme les temps moderne ou critique. Et qui maintenant est un des rouages de la production de doctorants en sciences sociales et qui n’est pas si différent de ce qu’est la revue française de sociologie ou l’année sociologique.

Et donc les bourdieusiens, les gens qui se réclament des chercheurs proches de Bourdieu, ont perdu l’inspiration critique qui définissait Bourdieu. Mais sur cette question là il faut bien voir que, mois je considère qu’en tournant le dos à cette posture critique, on tourne le dos à ce qui permet de se dire bourdieusien. Et moi je me sens plus bourdieusien qu’eux. Je leur consteste l’héritage et cette filiation, et que en un sens j’incarne plus l’héritage de la pensée de Bourdieu aujourd’hui que la politique académique et autoritaire qu’ils mènent.

Voilà qui interroge encore la t’CG, et la bonne formulation pour le faire est la suivante : "Dans la relation du phénome (l’un) au phénomène (le multiple), qu’est ce que la reconnaissance ?

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Quels concepts de Pierre Bourdieu utilisez-vous dans vos travaux ?

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