Blog-note de jef safi

s’ e n t r e - t e n i r

avec . . Michel Serres
Il fallait y penser . . passe partout !

Le Magazine Littéraire - 533 - Juillet.Aout 2o13 - Le grand entretien avec Michel Serres
Propos recueillis par Allocha Wald Lasowski

dimanche 11 août 2013

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M.S. : ... Les américains réduisent trop souvent la question de la génération Y, des digital natives, à un conflit de générations. Non, ce n’est pas un conflit de générations, mais l’arrivée d’une vague de fond qui transforme la société.

A.W.L. : Jusqu’où va cette transformation dans la société ? Sommes-nous en train d’assister à une sorte de révolution ?

M.S. : Oui, la révolution numérique, au même titre que les deux précédentes, celle de l’écriture et celle de l’imprimerie. Toutes les trois ont transformé le même objet, qui est le rapport support/message : de la parole orale (fondée sur le rapport corps/voix) à l’écrit (papier/texte). L’enjeu de ces révolutions est la métamorphose de la société. L’écriture change le droit (le code de Hammurabi en Mésopotamie antique), la politique (les scribes), la finance et le commerce (la monnaie écrite), la science (l’invention de la géométrie en Grèce) et la religion (l’écriture sainte et le monothéisme des prophètes écrivains d’Israël). Avec la révolution suivante, l’imprimerie bouleverse la politique (début de la démocratie), la finance (début du capitalisme avec les banques de Venise), la science contemporaine (Pascal, Descartes, Leibniz) et la religion (la Réforme). Aujourd’hui, cette troisième révolution met en crise le système précédent : le droit (les problèmes juridiques nuveaux qui se posent), la politique, la religion, etc. À chaque fois, avec le recul, on distingue très bien le spectre des choses qui changent.

A.W.L. : Quelle est la spécificité cognitive de la culture numérique ? Que signifie "connaître" aujourd’hui ?

M.S. : On s’est aperçu, même dans les sciences, que toute chose du monde, vivante ou inerte, obéit à quatre règles : recevoir un information, émettre une information, stocker une information et traiter une information. Qu’est-ce qu’un ordinateur ? Ce n’est qu’un outil universel qui suit les quatre procédures. Ce nouveau champ cognitif appelle aujourd’hui un nouvel Aristote. Comme Saint Denis, décapité par les romains et qui ramasse sa tête, dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine, Petite Poucette porte avec elle sa boîte-ordinateur qui contient ses facultés (mémoire, imagination, raison et intuition novatrice et vivace). Les nouvelles techniques du hardware (le "dur") modifient la cadre culturel du software (le "doux").

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A.W.L. : De quelle manière, dans votre rapport à l’univers musical, l’esthétique de la nature renvoie-t-elle à l’art, à la création sonore ?

M.S. : J’ai essayé de descendre en dessous du langage, pour interroger les bruits, les sons et les émotions du corps. Un bon musicien, depuis Orphée, la Pythie et les Bacchantes, réinvente la langue, il l’inonde par les chants et les louanges. Richesse de la rhapsodie et de la psalmodie. Écoutez comment la musique (arpèges, gammes, trilles, triolets, ornements, appogiatures ...) est l’échaffaudage de la langue, son squelette sonore, sa syntaxe originelle. D’ailleurs, Scarlatti et ses pizzicati, Rossini ou Verdi ne "parlent" pas allemand ; dans leurs phrasés interminables, Wagner et Mahler ne "parlent" pas français, à l’inverse, bien sûr, de Couperin ou de Ravel. Il y a une consonance étrange dans la polyphonie des ritournelles. À l’inverse, Chopin, de mère polonaise, est un musicien français. S’il ne parlait pas bien sa langue maternelle, il le fait dans ses nocturnes et ses ballades, de manière élégante et raffinée. Même si la monosémie de la langue écrite m’en empêche, je rêve de faire jaillir dans mes livres de philosophie un phrasé musical. Seule la musique permet de parler à plusieurs voix, de manière plus riche et ample, plus belle que la parole insulaire et monocorde. Je rêve de suivre à la trace le voyage musical d’Orphée.

A.W.L. : Vous avez présenté, sur la scène du Châtelet, chacun des tableaux sonores du Messie de Georg Haendel. Faites-vous partie des philosophes qui, comme Nietzsche, pensent avec l’oreille ?

M.S. : Dans le développement des études philosophiques sur la connaissance, il y a une exclusive portée sur la vue. De Platon à Descartes, connaître c’est voir. Mais ce n’est pas vrai. De l’intuition à la théorie, toute la palette du savoir se ramène à la vision. Pourtant, auprès de la musique, la vision est faible. La vue, c’est rien : l’oreille, c’est tout. Comment se fait-il que la plupart des philosophes n’aient pas compris cela, en fondant une épistémologie de l’image, en oubliant le son ? Il y a là quelque chose qui me scandalise. En réalité, on apprend beaucoup plus à l’audition qu’à la vue, car c’est le son qui est riche. Le monopole de la communication est réservé à l’image : la télévision, les portables, les écrans. Aveugles et poètes tous les deux, le Grec Homère et l’anglais John Milton font partie des grands écrivains de l’histoire. Il faut remettre la musique dans le savoir.

ici Michel perd sa neutralité axiologique . . Aarf . . on comprend et on partage . . mais . . pourquoi . . on va y revenir . .

A.W.L. : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre premier livre consacré à Leibniz ?

M.S. : À l’époque je m’y intéresse pour pour plusieurs raisons. Au XVIIe siècle, Leibniz révolutionne les mathématiques, grâce au calcul différentiel, et le jeune philosophe que j’étais, dans les années 1950, assiste à une autre révolution mathématique, celle du groupe de Bourbaki, avec de nouveaux concepts, définis par André Weil ou Laurent Schwartz. Leibniz est le guide pour toute une génération, capable à la fois d’une vraie métaphysique et d’un savoir scientifique. Ce philosophe hors pair a un avantage que n’a pas Heidegger : il vous accompagne toute votre vie et ne vous gêne pas. Tandis que Heidegger vous oblige à être Heideggérien. Leibniz laisse chacun libre de suivre son propre chemin.

A.W.L. : Comme vous, Leibniz n’est-il pas aussi un anticipateur des temps modernes ?

M.S. : Il est même le premier à utiliser en philosophie le mot "communication" dans son chef-d’œuvre de 1695, le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, vingt ans avant La Monadologie. Sa réflexion sur la relativité et la contingence est un grand pas pour comprendre nos sociétés humaines. Le grand récit que j’essaie de suivre, c’est d’abord l’histoire de la contingence des hommes. Et, du coté scientifique, tout est déjà là : l’algèbre moderne, la pensée algorithmique. Leibniz et Pascal, quelle originalité du XVIIe siècle ! Voilà des visionnaires extraordinaires qui inventent la machine à calculer. Il fallait y penser. Je suis sensible au génie des inventeurs, comme Jules Verne. L’été dernier, je naviguais et je suis passé de nuit au pied du Stromboli. Quelle chance alors de voir une éruption, ce panache rouge impressionnant ! Dans Voyage au centre de la terre, on entre par le volcan d’Islande et on sort par le Stromboli. En hommage au domestique de Phileas Fogg, dans Le Tour du monde en 80 jours, le mot d’ordre de l’aventure est devenu mon idéal de la philosophie : Passe partout !