[...] La fraternité ne relève pas des bons sentiments, la fraternité est une notion exigeante, combative et même subversive. Ça sent plutôt la poudre que l’eau de rose ; c’est une notion âpre. [...] Ça n’est pas "aimez-vous les uns les autres", c’est "combattez ensemble". [...] La fraternité c’est pas la fratrie ; ça se termine mal en général ; [...] c’est l’art de faire une famille avec ceux qui ne sont pas de la famille, et ça c’est la définition de la politique. C’est l’art d’échapper à la génétique. C’est l’art de remplacer ce qui est de l’ordre de l’éthnie par de l’électif. Ce qui est de l’ordre du destin par du volontaire. C’est une communauté de destin voulue, assumée. On ne peut pas lui substituer la "diversité", la diversité c’est un fait pas une valeur, c’est synonyme de discorde, de divorce ; la diversité ça aurait pu être l’autre nom de "l’apartheid". Une politique républicaine ça sert à faire converger par le haut ce qui tend à diverger par le bas, c’est transcender les différences de fait, dans un projet commun autour d’un idéal partagé.
Régis Debray - France Inter
envoyé par franceinter.
[...] Quand vous n’avez plus de lieu, c’est à dire quand le "nous" devient une abstraction, une utopie, qui n’arrive pas à mobiliser les affects, à mobiliser les coeurs, et bien chacun se replie sur une plus petite appartenance qui est tout de même une appartenance qui consiste à partager un accent, une mémoire, une complicité. [...] Plus on vit dans l’uniforme, plus on a besoin de lieux identitaires, plus on a besoin de se sentir entre soi. Si la république ne comble plus cette soif d’appartenance, ça peut devenir une soif de région, mais c’est le problème de la république.
Régis Debray - France Inter
envoyé par franceinter.
[...] C’est vrai que le capitalisme, comme l’argent et le marché, par nature ça divise. C’est le règne de la concurrence, la course au profit est égoïste par définition. Il y a des mutuels, des coopératives, certes, la fraternité est là pour réparer ce que l’argent détruit. Le capitalisme est une machine à détruire la fraternité. C’est pourquoi nous avons besoin de fraternité, peut-être pour détruire le capitalisme, en tout cas une certaine forme de capitalisme. La notion paraît vieillotte, un peu ringarde, à la limite du ridicule - ou plutôt, ce n’est pas une notion, c’est une expérience - c’est l’expérience qui pourrait vous réconcilier avec l’espèce humaine, [...] ce n’est pas nécessairement de la compassion, la fraternité a une dimension morale et spirituelle. La philanthropie ça marche à la compassion, la fraternité ça marche à la colère, et à la révolte. Ça consiste à demander de la justice. La fraternité c’est un combat, mais pas un combat solitaire.
[...] Quelle différence entre fraternité et solidarité ? La solidarité est la traduction juridique concrète de la fraternité. La solidarité est née lors de la 3ème république par des bourgeois effrayés par le socialisme et le communisme, et qui ont dit avoir des devoirs envers leurs pauvres. C’est ce qui a permis l’organisation des secours envers les plus démunis, c’est ce qui a permis aujourd’hui le RMI et toutes sortes d’indemnisations. Mais si vous voulez, la solidarité c’est une fraternité rendue anonyme, médiatisée par un état, qui s’exprime dans des lois, ce n’est plus un sentiment ou une expérience, c’est une obligation.
[...] La fraternité peut gêner parce qu’elle a une dimension spirituelle et une dimension combative. On est toujours frère en quelque chose qui nous dépasse. Par ce que ce qui nous est commun, toujours nous dépasse. Là où il n’y a plus rien qui nous dépasse, il n’y a plus rien de commun, c’est la guerre de tous contre tous. La fraternité est plus exigeante que la solidarité. Elle est peut-être utopique, elle a une part d’irréalisme, d’onirisme, elle a peut-être une part de lyrisme, il faut des poètes [...] le politique ça ne suffit pas, il faut du poétique. Le poétique on peut en rire, mais pas tellement, le poétique ça meut parfois les foules, ça crée des soulèvements populaires de l’ordre du mythe ou de l’imaginaire. Disons, la solidarité c’est la fraternité moins l’imaginaire.
[...] La fraternité est un combat contre tous ceux qui mettent au premier plan, la recherche du profit, et qui voudraient réduire l’existence humaine à une lutte entre l’appât du gain et la peur de perdre. La fraternité c’est aussi une révolte contre la tribalisation. S’il n’y a plus que des tribus sans rien qui fédère les tribus, c’est aussi une guerre d’égoïsmes collectifs contre d’autres égoïsmes collectifs. La fraternité c’est la recherche de quelque chose qui nous dépasse. [...] C’est la recherche d’un point de référence, d’un point symbolique qui va nous permettre de ne pas nous taper dessus. Bien sûr il y aura toujours des conflits d’intérêts, mais s’il ne restent que des conflits d’intérêts, alors nous sommes dans la dislocation, et peut-être même dans la fin, ou dans le début de la fin.
[...] Je ne suis pas croyant, mais je constate qu’il y a partout de la sacralité ; un outil qui nous permet de ne pas nous diviser. Du temps où il y avait un peuple de gauche, on allait au mur des fédérés. Le mur des fédérés, on le disait "sacré". Il y avait là un rendez-vous sacré à l’endroit où des hommes s’étaient sacrifiés pour un idéal de justice. Dès qu’une sacralité meurt une autre naît. On a besoin de sacralité laïque [...] si on veut avoir quelque chose en commun.
[...] J’aime beaucoup le mot "tricoter" ; la fraternité il ne faut pas toujours lui mettre un grand F. Il y a des petites fraternités, c’est vraiment un travail. Ce n’est pas une extase, c’est une volonté quotidienne. Fraternité c’est viril ; dans les années 70s le mouvement féministe a inventé la sororité. C’était un mouvement de combat qui lorsqu’il a atteint ses buts de guerre [...] s’est arrêté et la sororité a disparu. Fraternité c’est viril, mais c’est neutre. C’est celle du genre humain ; et le genre humain comme on le sait a deux sexes. [...]