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Michel Serres : Tu as dit que Wikipédia vaincrait Gutemberg. Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une affaire de bataille ou de victoire. La preuve c’est que, lorsqu’on a inventé l’écriture on ne s’est pas arrêté de parler, lorsque l’on a inventé l’imprimerie on ne s’est pas arrêté d’écrire, lorsqu’on a inventé Wikipédia on n’a pas arrêté d’imprimer puisqu’on a même une imprimante à la maison, tous. Donc ce ne sont pas forcément des brutalités et des changements complets, il y a quelques fois des accumulations. Ça peut être cumulatif. Voilà une preuve de l’accumulation.
Avec le portrait de "petite poucette", je n’ai pas voulu dans le livre faire une opposition entre générations. Je suis beaucoup trop jeune pour avoir écrit l’art d’être grand-père encore. Mais j’ai voulu surtout décrire un changement d’état des choses, un changement de civilisation, et j’ai ajouté aux révolutions dont tu viens de parler, c’est-à-dire les révolutions du numérique, d’autres révolutions qui ont bouleversé la société en même temps que le numérique. je donne plusieurs exemples au début, par exemple le changement de société rurale, le rapport ville-campagne, les problèmes du corps, de la naissance et de la mort, des douleurs et des maladies, les problèmes de démographie, etc. Et donc, les nouvelles technologies arrivent dans une société qui est déjà très profondément transformée par les paramètres en question. Petite poucette n’est pas seulement l’héroïne des nouvelles technologies, elle est aussi l’héroïne de ce monde qui n’a jamais vu ni veau, ni vache, ni cochon, ni couvée. D’un monde plein à 7,5 milliards d’habitants. Moi quand je suis né il n’y en avait pas 2,5 milliards, c’est-à-dire que dans ma vie, il y a peu de vie humaine où l’humanité à doublé deux fois. Et ainsi de suite, donc les nouvelles technologies ne sont qu’un élément parmi tous ceux-là.
Et alors en effet, ça bouleverse beaucoup de choses et en particulier non seulement l’état du savoir, qui n’est plus dans les livres mais sur les mémoires, mais aussi le sujet du savoir. C’est pour ça que j’ai écrit "petite poucette", c’est-à-dire que si on prend au sérieux cette loi des trois états que tu as notée, le sujet du savoir change au moment de l’invention de l’écriture, le sujet du savoir change au moment de l’invention de l’imprimerie, puisque Montaigne dit "je préfère une tête bien faite qu’une tête bien pleine", et c’est le sujet du savoir qui change encore aujourd’hui. C’est confirmé récemment par des études des sciences cognitives, qui montrent que ce ne sont pas les mêmes neurones qui sont concernés quand on est dans telle ou telle activité, dans le numérique ou dans le livre.
ML : Bernard Stiegler, est-ce que vous avez reconnu dans cette petite poucette un personnage fidèle de cette nouvelle jeunesse ? L’intérêt du portrait étant aussi que de nombreux écrits sur l’éducation aujourd’hui sont des écrits non seulement qui déplorent, mais qui sont écrits du point de vue de l’adulte et de celui qui détient la compétence et le savoir, et que là il y a une tentative en quelque sorte de raconter ce qu’il se passe du point de vue de l’élève en quelque sorte.
Bernard Stiegler : Oui, oui, moi je me reconnais assez bien dans la démarche de Michel Serres, qui consiste à se mettre dans le point de vue de la nouvelle génération, disons, comme on disait quand j’étais jeune, . . et de s’y mettre positivement. C’est-à-dire d’abord de lui faire crédit et d’espérer en elle. Et par ailleurs Michel Serres y parle aussi des misères qui sont faites à cette génération.
MS : Oui, oui, bien sûr !
BS : Parce qu’il y a des misères. De terribles misères. On parle évidemment de l’emploi qui fait défaut. Il n’y a plus de travail, de droit au travail. Michel Serres dit, ce sont les aristocrates qui gardent le droit de travailler. C’est paradoxal, parce qu’avant les aristocrates étaient ceux qui ne travaillaient pas. Maintenant ceux qui ont la chance, nous, qui avons la chance de travailler, de faire quelque chose qui nous plaît, avons le sentiment de faire quelque chose d’utile (ou peut-être pas, d’ailleurs). Moi c’est le sentiment que j’ai de ce que je fais. C’est ce que nous essayons de préserver, mais très peu de gens ont cette chance aujourd’hui. Et les jeunes générations paraissent être condamnées à ne plus l’avoir. Par ailleurs, dans ce livre aussi, il est souligné le mal que fait la publicité, le formatage par les médias.
Alors de cette situation, je pars exactement du même point de départ que Michel Serres, qui consiste d’abord à poser que l’extériorisation du savoir, c’est ça qui est l’origine de l’hominisation. L’homme commence par s’extérioriser. C’est ce que disait Georges Canguilhem dans le langage philosophique ou Leroi-Gourhan dans le langage anthropologique : la condition de l’hominisation c’est l’extériorisation. Et aujourd’hui nous vivons en effet une troisième très grande phase de ce que j’appelle moi la "grammatisation". C’est un terme qui vient de Sylvain Auroux, qui a fait tout une théorie du devenir de l’écriture, et qui montre qu’il y a des vagues dans le processus de grammatisation. La grammatisation voulant dire la capacité à discrétiser, comme Leibniz ..., à créer des listes d’éléments finis, et à recombiner, qui elle-même est conditionnée, c’est ce que montre Auroux, par des conditions techniques et non pas logiques. Auroux a montré que, contrairement à ce qu’on a cru pendant très longtemps (que la grammaire vient de la logique, qui elle-même vient d’une opération de l’esprit), que c’est exactement le contraire. C’est la motricité qui rend possible à un moment donné une certaine grammatisation, qui va rendre possible la logique, et qui finalement va donner ce qu’on va appeler les grammaires de Port-Royal qui sont à la base de la philosophie moderne.
Alors aujourd’hui, nous vivons un processus de grammatisation d’un nouveau genre qu’on appelle le numérique ; qui bouleverse absolument tout. Toutes les activités éducatives par exemple, mais les activités de recherche aussi. Sans le numérique il n’y a pas de nanosciences par exemple...
MS : Oui, et pas seulement ça. Sans le numérique il n’y a pas d’astrophysique, pas de .. Il n’y a rien. Il a raison du point de vue des recherches scientifiques. Depuis maintenant quinze ans les professeurs de sciences qui enseignait disons 80% de ce qu’il avaient appris, maintenant enseigne entre 5 et 10% de ce qu"il a appris. L’arrivée de l’ordinateur a bouleversé des champs comme l’astrophysique, l’océanographie, la biochimie, etc. Ça c’est vrai.
BS : Et le savoir est devenu la matière première de tout développement économique. Ce qu’on nous a enseigné à nous, c’était un savoir académique au sens stricte, qui ne dépendant pas du tout de la vie économique, etc. Ou très peu. Aujourd’hui l’appareil de production académique, au sens large, universités, écoles, laboratoires, ce qu’on appelle les grands établissements, est voué à la production d’une matière intellectuelle qui sert dans une guerre économique. Et ça c’est complètement nouveau. Là dedans les jeunes générations peuvent être des victimes.
MS : Est-ce que c’est nouveau vraiment ? Parce que, à l’époque de la fondation de l’école polytechnique et des grandes écoles de ce genre, au début du 19e siècle, on a eu déjà un début de processus de ce genre.
BS : Oui bien sûr, ça commence avec le début de l’industrialisation. Mais en même temps, quand on écoute le discours de Jules ferry, ça reste des idéaux qui sont ceux du 18e . .
MS : Mais Jules Ferry est un idéologue républicain qui n’a pas beaucoup de formation scientifique. Mais en fait, depuis la révolution française, . . depuis la fondation de l’école polytechnique, etc., et puis les écoles centrales, les écoles d’ingénieurs, etc., le processus dont tu parles est déjà un peu amorcé.
BS : Je suis tout à fair d’accord. C’est ça qui fait la révolution industrielle, c’est le rapprochement entre James Watt et Matthew Boulton. C’est ça . . c’est à dire un physicien appliqué qui est un ingénieur, et un entrepreneur d’ingénierie industrielle. Mais en même temps, jusqu’à il y a peu de temps, que ce soit au CNRS, à la Sorbonne, on clamait une autonomie fondamentale et première comme légitimité du monde académique et cette affaire est terminée aujourd’hui. Ca veut pas dire qu’il faille en faire son deuil, mais en tout cas il faut l’acter. Pour les jeunes générations, c’est extrêmement déstabilisant, parce qu’elles se trouvent face à des enseignants qui eux n’ont pas du tout pensé ça. Le monde académique, l’institution académique, ne l’a pas pensé. C’est un des grands sujet du ministre de l’éducation nationale de penser cela. Comment penser cela sans trahir quelque chose qui est le fin-fond du monde académique.
Et puis par ailleurs, il y a la question de l’externalisation. Moi je soutiens que le numérique c’est une forme d’écriture tout simplement. C’est l’écriture électronique, avec des automates, soumise à des contraintes industrielles.
Alors l’écriture, ça c’est le point fondamental pour moi, est à l’origine du débat de la philosophie. Le passage des présocratiques aux philosophes, est un débat sur l’écriture que Socrate ouvre contre les sophistes. C’est ce qui réside dans l’idée que l’écriture est devenu toxique pour la cité. Tout le discours socratique c’est ce qui consiste à affirme la toxicité de l’écriture. Contrairement à ce qu’on pu dire des lecteurs hatifs de Derrida, ou Derrida lui-même parfois, Platon ne condamne pas l’écriture, Platon condamne un usage non dialectique de l’écriture. C’est important d’acter ce point parce que nous vivons une situation à mon avis tout à fait comparable.
Facebook est pour moi une calamité. Je pense que Facebook est très dangereux. Pour ce qu’il fait aux jeunes gens qui sont dessus, mais aussi parce qu’il menace très gravement l’éco-système internet. je sui un militant anti-Facebook, je me définis comme tel. Je pense que la puissance publique, comme l’éducation nationale, doit avoir une position par rapport à ça. En revanche, je pense que le web, d’une façon générale, les grands outils du web, comme Google, qui a de très nombreux défauts, sont des avancées fondamentales dans les instruments du savoir et qu’il faut penser ces instruments du savoir. Maintenant le problème que nous avons, c’est qu’à l’université par exemple, il n’y a pas de formation à ces questions. Moi même j’y enseigne. J’enseigne dans trois universités, et je vois bien qu’on a pas encore pris la mesure de la colossale transformation du savoir qui se joue là. Et on ne peut pas demander à des profs de physique en 4ème ou en 3ème, de se positionner par rapport à cela si le monde académique, si les chairs de physique dans les grands établissements et les grandes universités n’ont pas mis au clair leur point de vue la dessus. Or ce que je peux vous dire c’est que, pour avoir animé pendant trois ans à l’IRI un séminaire sur les nanosciences avec quelqu’un qui est maître de conférence à la Sorbonne sur la question par exemple de la place du microscope à effet tunnel dans la physique aujourd’hui, on n’a pas avancé d’un millimètre par rapport à ce que disait Bachelard en 1929. Et ça je pense que c’est très problématique. Parce que il y a une mutation de ce que j’appelle moi l’organologie des savoirs, des instruments des savoirs, et il n’y a pas de théorisation de cela, il n’y a pas en particulier de formation des maîtres, de direction des thèses. On peut aujourd’hui avoir une agrégation de mathématiques sans connaître l’histoire technique des mathématiques, c’est scandaleux ! Pour moi c’est scandaleux !
ML : Pour en revenir d’abord à des constats assez simples et frappants que vous faites l’un et l’autre, est-ce qu’on pourrait cerner dans un premier temps - Michel Serres a une expression assez forte pour dire que cette objectivation numérique du savoir est nouvelle - Est-ce que vous pouvez dire l’un et l’autre dire en quoi est-ce que l’extériorisation du savoir - Michel Serres utilise la métaphore de Saint Denis qui voit sa tête tomber et nous verrions notre tête tomber dans les ordinateurs - En quoi est-ce que cette troisième extériorisation après celle de l’écriture et de l’imprimerie est différente des deux précédentes ? Et deuxième question, en quoi - Michel Serres dit : ce n’est pas seulement une objectivation du savoir, c’est du coup le sujet du savoir qui a changé. Est-ce que vous pouvez l’un et l’autre dire, c’est quoi la singularité de cette troisième objectivation du savoir, et dans un deuxième temps dire en quoi est-ce que du coup le sujet sensé savoir ou sensé apprendre change dès lors qu’il a en face de lui une nouvelle objectivation du savoir ?
MS : Si on avait des réponses claires et distinctes sur cette question, la situation des universités ne serait pas aussi mauvaise que celle que vient de décrire Bernard Stiegler. Ce pourquoi il y a en effet des difficultés a reprendre tout à zéro, c’est-à-dire à revoir la situation du savoir dont tu parles, c’est que c’est très difficile de le définir d’une façon claire et distincte. On est en plain au milieu de la transformation. Alors ce qui évidemment a été transformé dans cette objectivation, j’essaie de le dire dans "Petite Poussette", c’est que en effet ce qui est objectivé devant nous c’est des processus que nous croyions, dans le savoir académique dont parlait Bernard Stiegler tout à l’heure, .. par exemple les manuels de philosophie de ma jeunesse, quand j’apprenais la philosophie, disaient que l’entendement humain était composé de trois facultés : la mémoire, l’imagination et la raison. Nous étudiions ça comme des facultés intérieures à l’activité du sujet pensant. Et aujourd’hui la mémoire est objectivée dans l’objet ordinateur. Il y a des millions d’images et d’autre part des logiciels qui permettent des performances rationnelles que même moi je ne saurais pas complètement faire ; ça intègre des équations différentielles très difficiles que je ne saurais pas intégrer moi-même.
Par conséquent ce qui est objectivé c’est une quantité si tu veux de ... mais c’est surtout le fait que dans le savoir ancien, on croyait que ... heu ... enfin, pour résumer rapidement ce qu’a dit Bernard, en effet je dirais moi volontiers que les facultés de l’entendement dépendent du support. Le couple support-message tel qu’il a été transformé dans les trois révolutions, a été transformé de telle façon qu’aujourd’hui le savoir lui-même et le sujet du savoir sont fonction de l’avatar du couple support-message. Le dernier avatar du couple support-message qui est l’ordinateur . . a la transformation du savoir et du sujet du savoir. Et par conséquent, en effet, dès le moment où se transforme le savoir objectivement et le sujet du savoir, il faudrait avoir des idées sur la construction des facultés, le partage du savoir, l’enseignement, etc., on n’en est au B.A.BA, on ne sait même pas le faire. Et l’exemple que je prends le plus volontiers, j’enseigne maintenant depuis 35 ans à Stanford qui est en plein milieu de la silicon valley, et grâce à l’argent apportée par les grands milliardaires de la silicon valley, type Bill Gates, on a construit un second campus. Alors le premier est en briques rouges, et le second est en acier, béton et verre, mais en gros il est sur le même plan, mais les bâtiments sont les mêmes, les salles sont les mêmes, la géographie est la même, l’architecte n’a pas inventé quoi que ce soit de nouveau par rapport aux salles où on enseignait l’histoire médiévale dans l’ancien campus. Par conséquent, c’est vrai qu’on est . . au début de ce cette chose là et que, probablement, ça demandera du temps en effet pour repenser cette affaire là. Pour repenser à la fois l’état objectif et l’état subjectif du savoir.
ML : Bernard Stiegler, sur ces deux points, en quoi cette troisième révolution que nous connaissons se distingue des deux précédentes extériorisations du savoir, et en quoi est-ce que l’exercice des facultés intellectuelles pour apprendre est modifié en conséquence ?
BS : Alors, la première chose que je crois qu’il faut dire sur cette troisième révolution, que j’appelle "grammatisation" avec Auroux, c’est qu’elle vient de l’automate. Michel Serres se réfère depuis toujours à Leibniz ; Leibniz c’est celui qui pense les langages, les codes, dans un contexte où Vaucanson apparaissant, quelque chose va se transformer dans le monde du travail qui va être l’apparition ce qu’on appellera plus tard l’automation, ou l’automatisation, mais qui repose sur des appareils, ou des machines, qui permettent au départ de dupliquer des gestes. On duplique pas des pensées, on duplique pas des connaissances, on duplique des gestes. C’est Jacquard. Jacquard c’est fondamental. Si on ne voit pas ce qui se joue là, on ne comprend rien.
Parce que, qu’est-ce que c’est qu’une machine numérique ? C’est une machine qui permet de reproduire quelque chose en l’automatisant, et dans cette reproduction, par des calculs, l’application de règles de traitements, à travers ce qu’on appelle des algorithmes, d’obtenir un nouveau résultat. Transformer quelque chose. Produire une transformation. Il se trouve que ça c’est qui commence, avec les machines du XIXème siècle, dans le champs plutôt de la matière. Mais à partir du XIXème siècle, la fin du XIXème siècle, le signe commence à être affecté par cela, qui va devenir la mécanographie, puis au XXème siècle alors arrive aussi les technologies analogiques. On n’a pas le temps d’en parler, mais il faut quand même le signaler parce que c’est très important. Aujourd’hui le numérique c’est à la fois de l’analogique, du littéral et de l’informatique. C’est tout ça confondu. Faudrait prendre le temps d’en parler, on n’a pas le temps. L’analogique, disons pour moi c’est . . la photographie, le cinéma, la phonographie, et puis la télévision, la radio, enfin tout ce qu’on appelle les média de masse. Qui aujourd’hui sont en pleine explosion. Ils sont comme petite poussette. Ils sont très très bousculés, ils sont en train de . . quelque chose de tout à fait nouveau est en train d’émerger et pour le monde de la presse, qui est la condition de la démocratie moderne, c’est un enjeu colossal. Faudrait parler de tout ça, on n’en a pas le temps, mais il faudrait le faire.
Quoiqu’il en soit. Ce qui change entre l’écriture numérique, qui se produit aujourd’hui relativement à la vitesse de la lumière - je dis relativement parce que ce n’est pas véritablement à la vitesse de la lumière, mais à notre échelle c’est tout à fait équivalent à la vitesse de la lumière, c’est-à-dire la quasi-instantanéité et avec des algorithmes qui ont permis d’extérioriser des fonctions mentales en effet, extrêmement complexes aujourd’hui - ce qui change par rapport à l’écriture au sens soit de Platon, soit de Luther, . . c’est l’automatisation. Ce processus d’automatisation, évidemment, il est vécu comme une immense perte. C’est-à-dire que là où on pouvait déjà se dire avec Platon, à l’époque de l’écriture avec les sophistes, attention, méfiez-vous, si vous confiez votre mémoire au livre vous la perdrez. Nicolas Carr répète ça aujourd’hui. Nicolas Carr, l’année dernière, a publié The Shallows qui est un livre intéressant, très très intéressant, très honnête je trouve aussi d’ailleurs, grand journaliste, très grand journaliste américain, qui décrit comment il a été happé par le numérique, fasciné par lui, puis finalement vidé. Il dit, "j’ai la tête vide, maintenant je suis addict, je n’arrive plus à penser vraiment, etc." L’"Attention deficit disorder", on parle de cela aujourd’hui par exemple à l’université de Washington. Il y a toute une équipe qui travaille là-dessus. Moi-même je suis en contact avec Marianne Wolf, qui est une psycho-neurologue qui travaille aussi sur ces questions et on sait que dans le cerveau, non seulement dans celui des enfants mais le nôtre aussi, c’est ce qu’indiquait tout à l’heure Michel, d’autres neurones sont activés et ça a des effets sur la . . ça restructure la plasticité cérébrale.
La grande question c’est : est-ce que dans cette restructuration nous procédons ou pas à ce que j’appelle moi un processus de ré-intériorisation ? Je veux dire par là, qu’il y a deux rapports possibles, deux extrémités, et entre les deux extrémités il y a tout un nuancier.
À cette écriture automatique qu’est le numérique, soit je m’y laisse, je m’y abandonne, je m’y soumets, je m’y adapte totalement, et à ce moment-là ce n’est plus à un savoir que j’ai affaire, c’est à une information. Et c’est l’information qui me fait agir. C’est-à-dire que je suis automatisé, je suis devenu un automate. J’ai perdu ce qu’on appelait autrefois mon autonomie, ma capacité de penser par moi-même, j’ai perdu mon savoir. Soit au contraire je suis un savant au sens large, c’est-à-dire un citoyen - un citoyen c’est un savant normalement - c’est-à-dire que je sais quelque chose de tout cela, et à ce moment-là j’ai la capacité avec ces automates à produire de l’autonomie, à augmenter mon autonomie. Dans le langage d’Albert Simondon on dirait à augmenter mon individuation, c’est-à-dire ma singularité.
Moi je crois à cela beaucoup, c’est pour cela que je défends le numérique. Je n’arrête pas de dire qu’il ne faut pas s’opposer au développement du numérique, mais par contre il ne faut pas se soumettre aux logiques industrielles de facebook. Parce que ce sont des logiques qui produisent ce que j’appelle des courts-circuits dans l’individuation collective. C’est-à-dire que je me trouve obligé d’adopter des modèles d’individuation que je n’ai pas produit moi-même.
Le modèle, disons savant, philosophique, scientifique, artistique, littéraire, etc., c’est que dans ce processus-là je dois avoir ma part de contribution ; Et, par exemple, je ne peux pas, ça c’est que dit Socrate à propos de la géométrie - alors je sais que Michel Serres dira sans doute qu’il n’y a pas que la géométrie, que l’arithmétique vient avant, et c’est très important - , mais ce que dit d’une façon générale Socrate par rapport au savoir, c’est que le savoir n’est bon que si je trouve le moyen d’y contribuer d’une manière ou d’une autre.
Et alors pour ça, ça ramène à la question que vous souleviez tout à l’heure d’ailleurs : est-ce qu’il y a effacement par wikipédia de l’imprimerie ? Non, parce que wikipédia c’est ce qui doit me donner l’intelligence de l’imprimerie. Ce n’est pas la destruction d’un circuit, c’est ce qui le poursuit autrement. Après ça peut le détruire bien entendu, et ça c’est tout le problème que nous avons, c’est ce que disait Michel Serres à propos de Stanford. Nous n’avons pas . . ça fait même pas 20 ans que tout cela a commencé. Nous n’avons pas le recul, mais maintenant, et ça c’est un message que j’adresse aux ministres actuels, quand je dis aux ministres je le dis au pluriel, ministre de l’éducation nationale, ministre de la recherche, ministre du numérique et ministre de l’industrie, . . et ministre de la culture. Cinq ministres sont concernés. C’est un enjeu aujourd’hui fondamental des pouvoirs publics en France et en Europe, si on veut que l’Europe rebondisse, de commencer à travailler sur ces questions au fond, c’est-à-dire dans une démarche qui est celle d’une réinvention des institutions, d’une réinvention de ce qui devrait permettre de faire la soudure entre ces générations. Sans empêcher les jeunes générations d’inventer, c’est elles qui doivent apporter le maximum de propositions, mais à conditions qu’on fasse le lien avec le savoir qui est le savoir qui s’accumule depuis 2 millions d’années finalement.
MS : Peut-être je pourrais réagir sur la notion de perte qui a été très très utilisée par Bernard là tout à l’heure. Et que à chaque révolution il a eu des pertes, en effet, et . . j’aime bien raconter l’histoire, qui est évidemment fausse mais qui est illusoire, du préhistorien de ma jeunesse qui racontait comment on se mettait debout. Il disait que, lorsqu’on était à quatre pattes, les membres antérieurs avaient une fonction de portage, et quand on se mettait debout on perdait la fonction de portage. On perdait, les deux membres antérieurs avaient perdu la fonction de portage. Voilà une perte en effet. Mais il disait, au lieu d’avoir de ongles pour tenir en portage, on avait inventé la main qui était une invention beaucoup plus intéressante que le portage lui-même. Et il ajoutait que la gueule qui avait un profil très particulier pour avoir une fonction de préhension, n’avait plus la fonction de préhension, elle l’avait perdu, puisque c’est la main qui avait la fonction de préhension, mais que du coup, avec la différence de l’angle facial on avait inventé le langage. Et il faisait voir à quel point les gains étaient supérieurs aux pertes. C’est Leroi-Gourhan. C’est une vision imaginaire, parce qu’on n’est pas, évidemment on ne s’est pas mis debout comme ça.
Bon, bref. Sur les pertes j’aimerais bien en effet revenir un peu sur ces questions. En effet, dès qu’on a inventé l’écriture, on a perdu, et on a perdu très largement la fonction mnémonique. Et en effet, les anciens, les textes abondent là-dessus, surabondent même, avaient des techniques pour retenir, pour mémoriser des textes. Puisqu’il parle de Socrate, je veux bien en parler aussi. Les gens se rencontrent : "Tu était donc là à la mort de Socrate ? Oui j’étais là. Et bien raconte." Et il raconte cent quatre vingt pages sans perdre une virgule. Donc ils ont de la mémoire, et dès que l’écriture arrive, Socrate a raison, on a perdu la mémoire. On a perdu la mémoire mais, en effet, Bernard Stiegler a eu une très bonne expression, il dit j’ai le cerveau vide. Et en effet, dès le moment où on perd la mémoire, et avec l’imprimerie on l’a encore beaucoup plus perdue. Parce que celui qui voulait faire de la physique, il fallait qu’il sache Physique IV d’Aristote, au moins, et celui qui voulait faire de l’histoire devait savoir par cœur au moins Hérodote, Thucidide, Tacite, etc. Dès le moment où il a bénéficié des livres dans la librairie comme dit Montaigne, on peut perdre la mémoire. On s’en fout puisque précisément on a les livres pour s’y substituer. Et du coup, ce n’est pas qu’on ait le cerveau vide, on a le cerveau libre, et c’est ça l’intérêt. C’est-à-dire qu’au moment où on perd la mémoire dans la première révolution de l’écriture, il faut quand même faire la liste des bénéfices.
On a inventé la géométrie, on a inventé . . les prophète écrivains d’Israël inventent le dieu unique, les scribes inventent l’état. Et au moment de la renaissance, ce qui est inventé en effet, il a raison de parler de Luther, c’est la réforme, c’est le chèque, c’est les nouvelles pédagogies, et puis surtout la science expérimentale. On n’a plus besoin en effet d’apprendre par cœur physique IV, amis on a le cerveau libre pour observer les corps en train de tomber. Par conséquent, aujourd’hui on perd, certes on perd, mais l’expérience historique nous montre à quel point on gagne quand on perd. Oui on a le cerveau vide, mais il est disponible. Et c’est cette disponibilité qui a fait faire les progrès géants du miracle grec et les progrès géants de la renaissance et de la réforme. Et c’est pour ça que mon livre est plutôt optimiste, si tu veux, dans la mesure où en effet petite poussette a des aires disponibles. Par exemple, mes livres évitent toute citation et tout amoncellement de noms propres et de notes en bas de page. Pourquoi ? Parce qu’on les a sur Wikipédia, c’est pas la peine en plus de les mettre dans chaque livre. Tu vois ce que je veux dire. Et par conséquent, on a une possibilité d’allègement sur l’inventivité, l’intelligence, la créativité, etc., ça rend disponible. Donc, sur la perte je voudrais ré-équilibrer par l’enseignement historique qui nous permet de voir à quel point le vide du cerveau a été libérateur et inventif.
Et deuxièmement, je voudrais parler aussi de l’automatisation. Je ne suis pas complètement sûr que on ait une idée vraiment complète de l’automatisation. Je crois que un objet technique en général est presque toujours un automate. Je veux dire par là que, lorsqu’on a inventé par exemple le marteau, et bien le marteau c’est l’avant-bras et le poing qui ont été externalisés, objectivés. Il n’y a pas que les processus cognitifs qui ont été objectivés dans les automates, mais presque tous les processus gestuels ont été externalisés. L’invention de la roue, c’est tout simplement l’externalisation des processus de rotation de la cheville, du genou et de la hanche, tu vois ? Et donc, je dirais que cet automate, le concept d’automate envahit presque la totalité des objets techniques. Je ne suis pas très Simondon sur ce point, je ne suis pas très . . (B.S : là ce n’est pas seulement Simondon) . . je trouve que les philosophes sur la technique ce sont un peu limité à certaines choses et que l’automate . . et bon . . et du coup l’objectivation dans des automates du cognitif sont des libérations extraordinaires. Voilà ce que je veux dire.
ML : Juste pour terminer, Bernard Stiegler, justement sur . . puisque ce n’est pas seulement automatisation de l’esprit, vous dites Michel Serres qu’il s’agit d’une nouvelle cognition et vous parlez d’une pensée algorithmique. Je vous cite : "Lettres et sciences perdent une vieille bataille dont j’ai dit jadis qu’elle commença au Ménon, dialogue de Platon, où Socrate géomètre méprise un petit esclave qui, loin de démontrer, use de procédures. Ce serviteur anonyme, je l’appelle aujourd’hui Petit Poucet : il l’emporte sur Socrate ! Retournement plus que millénaire dans la présomption de compétence !". C’est quoi cette pensée algorithmique qui serait en quelque sorte le nom des nouveaux processus de cognition ?
MS : C’est le même mot que numérique, d’une certaine manière. Dans le numérique, c’est une pensée analytique. Et qu’est-ce que c’est qu’un algorithme ? Un algorithme c’est un ensemble d’opérations destinées à résoudre une question. ... Par conséquent, tout ce qui est du domaine du comptage, du cosage, etc., du numérique, c’est du coté de l’algorithme. Et lorsqu’on a démontré la géométrie en Grèce, c’est le coté mathématique qui n’est pas algorithmique. D’ailleurs, dans la géométrie d’Euclide, il n’y a de reste de la pensée ancienne algorithmique que l’algorithme dit d’Euclide. Il est là, à l’état de fossile. Et dans la bataille du Ménon, entre le petit esclave qui est méprisé complètement et puis Socrate, Socrate démontre dans la géométrie et le petit esclave calcule. C’est-à-dire qu’il fait un et deux et trois . . il est dans l’algorithme. Maintenant, l’intérêt des algorithmes, c’est que c’est l’algorithme qui l’emporte d’une certaine manière dans cette objectivation sur la démonstration mathématique. Alors en gros, puisque Bernard Stiegler a parlé de la révolution industrielle, voilà comment ça se passe.
La révolution industrielle, disons fin XVIIIe siècle, a consisté à mobiliser des objectifs techniques donnés et à les mathématiser en gros avec la physique, résistance des matériaux, thermodynamique, etc., et puis au sommet c’est les mathématiques. C’est ça qu’il appelle la science universitaire ou la science académique. Aujourd’hui la révolution décroche des mathématiques, décroche de la physique, décroche de la thermodynamique, et se raccroche à la place des mathématiques tu as les algorithmes, tu as tout ce qui est le numérique, à la place de la physique tu as en gros les SVTs, et à la place des techniques tu as l’ordinateur. Tu as une nouvelle révolution qui se passe et qui n’a plus rien à voir avec la précédente, voilà. Et la nouveauté là est assez fondamentale, en effet, on est en train d’assister à une deuxième révolution industrielle, réellement. Alors évidemment, ça c’est quelque chose à penser plus globalement encore que la question de l’enseignement, que la question du savoir.
BS : Moi je voudrais revenir sur ce que disait Michel Serres à propos des automates. Parce que là nous ne sommes pas d’accord. Moi j’ai travaillé avec Leroi-Gourhan, ... ça fait trente ans que je travaille sur ces questions, et je pense qu’il ne faut pas dire que l’outil est un automate. Ce qui fait que l’automate est un automate, c’est qu’il est un outil qui travaille tout seul. Il n’a plus besoin d’un sujet pour travailler, c’est ça la question. C’est ce que Simondon décrivait comme un processus qu’il appelait de désindividuation ... c’est ce que Marx appelle prolétarisation ; autrement la destruction du savoir. Parce que le processus, là, est que ça n’est plus du savoir dont il s’agit ... le travailleur n’est plus porteur d’un savoir, on n’a plus besoin de son savoir, il est désindividué. En fait, il n’est plus que le serviteur de la machine. Et ça je pense que c’est une très très grande question.
Alors par rapport à la perte, ou pas perte, moi je suis ni optimiste ni pessimiste ; je suis combatif. Je veux dire par là que, tout ce dont nous parlons c’est ce que Platon appelle des pharmaka, pluriel de phamakon. Le phamakon est à la fois poison et remède, donc la question n’est pas de savoir si c’est bon ou si c’est mauvais, c’est bon "et" mauvais. Après, si on a besoin (MS : je suis d’accord ...) d’une politique, c’est parce qu’il faut lutter contre ce qui est mauvais. Ce que dit Socrate, ce n’est pas simplement qu’on perd la mémoire, c’est qu’on perd l’anamnesis. La mémoire, il n’y a pas "la" mémoire. Il y a des formes de la mémoire. L’hypomnesis c’est aussi la mémoire, mais l’hypomnesis c’est une mémoire mécanique. C’est-à-dire qui ne fait que répéter, ce qui correspond grosso modo à ce que Kant appelle la synthèse de reproduction dans la déduction transcendantale des catégories. Et donc ça c’est très important, parce qu’on a massifiée la mémoire ; il n’y a pas "la" mémoire, il y a "des" mémoires ; toutes sortes de mémoires. Y compris d’ailleurs dans le système nerveux qui distingue un système périphérique, un système central, c’est très complexe l’histoire de la mémoire et ça c’est ce qu’on est en train de découvrir aujourd’hui.
Dans ce contexte là, la question . . ce que dit Socrate à l’époque, c’est que les sophistes ce sont emparé d’une mnémotechnique pour, tout simplement, cultiver du pouvoir au détriment des savoirs. Et donc il dit, on ne peut pas fonder une société comme la Grèce ancienne, Athènes, , société de citoyens, sur des gens qui sont uniquement dépendants de stéréotypes qu’on leur met dans la tête avec des techniques de manipulation de l’esprit. Et c’est tout à fait évident que l’écriture permet de manipuler les esprits à travers ce que Platon appellera plus tard la rhétorique, bon, ou l’heuristique, etc. Et aujourd’hui on est exactement dans la même situation.
Lorsque Michel Serres parle de disponibilité, il y a aussi quelqu’un qui s’appelle Patrick Le Lay qui parle de disponibilité. Il appelle ça le "temps de cerveau disponible". Donc on peut toujours utiliser la disponibilité en question pour des choses très bien, c’est ce que nous soutenons ensemble, mais aussi pour des choses très mal. Et donc il y a un sujet de responsabilité des intellectuels aujourd’hui. Les intellectuels aujourd’hui fuient ces problèmes. Ils seront jugés par l’histoire. Il n’y a pas que les politiques qui fuient ces problèmes. Et aujourd’hui il ne faut pas les fuir. Parce que nous sommes devant . . aujourd’hui, il faut quand même être absolument clair sur le fait que, en effet, il y a une souffrance psychique. Il y a un abandon de parentalité ; on fait des stage de reparentalisation aujourd’hui parce que les gens ne savent plus élever leurs enfants. Mais s’ils ne savent plus les élever, ce n’est pas de leur faute. C’est parce qu’on considère que quatre ou cinq heures par jour l’attention des enfants est captée par des systèmes qui font que les parents n’ont plus d’autorité. Ni les parents, ni les enseignants, ni les curés - moi je suis un athée et je n’ai jamais été chez les curés, mais je respecte absolument la spiritualité religieuse -, ni les hommes politiques, ni les savoirs en général.
Et le problème du savoir aujourd’hui, c’est qu’il est discrédité par cet état de fait. Le problème aussi c’est que le pharmakon, comme le dit quelqu’un que vous connaissez bien qui est René Girard, c’est aussi un pharmakos, c’est-à-dire que c’est un bouc-émissaire. Et au lieu de s’en prendre aux vrais responsables, on s’en prend à la technique. On dit c’est la technique qui détruit les ... non ce n’est pas la technique. C’est notre incapacité à socialiser cette technique correctement. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins par rapport à cela. C’est-à-dire que le décrochage généralisé est tout à fait possible parce que il n’y a plus de point de vue par rapport à cela. Les seuls gens qui ont un point de vue sur tout cela, ce sont les actionnaires, qui d’ailleurs n’ont pas de point de vue, ils ont des réactions adaptatives et ils s’emparent de ce qu’ils appellent des opportunities, comme dit HSBC. Il y a des opportunités partout dans le monde, ce qui est vrai. Sauf que ces opportunités peuvent être très opportunes pour quelqu’un et à court terme, mais extrêmement toxiques pour tout le monde à long terme. Et c’est ça le problème auquel nous sommes confronté.
ML : Michel, je vous ai vu un petit peu sceptique sur l’idée que . . sur l’automatum et les techniques. En quoi êtes vous d’accord, pas d’accord, sur cette idée ?
MS : C’est-à-dire que, lorsqu’arrive l’automate cognitif en question, à un certain moment Bernard Stiegler a dit quelque chose de très bon, il a dit . . il a fait allusion à la vitesse de la lumière. C’est pas tout à fait ça, c’est la vitesse de l’électronique, mais en effet ça va très vite. Et en effet, il y a dans les nouveaux processus, dans l’automate cognitif, quelque chose qui a trait à la vitesse et qui n’a rien à voir en effet avec les processus précédents. C’est que, comme ça va très vite, on peut garder la vieille métaphore des lumières, qui a été la métaphore de la connaissance depuis très longtemps en philosophie. Mais la lumière, elle a deux caractéristiques, elle a la clarté d’éclairement et la vitesse. On avait complètement oublié la vitesse. Et aujourd’hui, on peut dire qu’on est rentré dans une période des lumières,2 mais qui ne spécifie pas le coté éclairant de la lumière mais le coté rapide. C’est-à-dire, en effet, les mémoires dont nous disposons vont à une telle vitesse qu’en effet, elles ont des performances inattendues.
ML : Vous dites : "Déjà formaté par la page, l’espace des écoles, des collèges, des campus se reformatait par cette hiérarchie . . l’ancienne hiérarchie. Silence et prostration. La focalisation de tous vers l’estrade où le porte-voix requiert silence et immobilité . ." . . peut-être, je voudrais vous entendre sur "en quoi est-ce que très concrètement, la classe aujourd’hui est en train de changer matériellement, l’espace de l’enseignement est en train de changer ? Et en quoi est-ce que . . est-ce que vous pouvez décrire ce changement ? Et puis je voudrais vous demander, Bernard Stiegler, vous, il me semble que vous réfléchissez non pas à partir de l’espace de la classe, primaire ou secondaire, mais à partir de l’université. Vous dites, c’est à partir d’une réflexion sur l’université que l’on peut penser l’éducation primaire et secondaire. Je voudrais vous demander, donc vous demander, pourquoi est-ce que pour vous c’est à partir de l’université par rapport à Michel Serres qui parle lui plutôt de l’espace de la classe et du professeur ?
MS : Non je ne parle pas de la classe, je ne parle pas spécifiquement de la classe primaire, secondaire ou supérieure. Quand je dis classe, je dis aussi bien amphithéâtre. C’est un problème simplement d’espace. . . alors . . je sais que cet espace n’est plus l’espace dans lequel on peut en effet partager les connaissances. Mais dire quel est le nouvel espace dans lequel ça va se passer, je ne le sais pas. . . C’est-à-dire que, tout le monde a l’expérience aujourd’hui, tous les enseignants aujourd’hui ont l’expérience si tu veux, que lorsqu’on rentre dans une classe ou dans un amphi, et si on annonce qu’on va faire cours sur . . les cacahuètes par exemple, et bien la probabilité pour que la moitié de l’amphi est tapé la veille cacahuètes sur le moteur de recherche est assez forte. Et par conséquent, le rapport enseignant-enseignés a complètement changé dès lors que la moitié ou les trois-quart de la classe ont déjà eu un certain rapport avec ce savoir-là. Donc l’enseignant n’a plus le même rôle, c’est ça que je voulais dire.
ML : Vous parliez d’un renversement de la présomption de compétence.
MS : Oui, alors ça c’est plus général. Et puisque précisément Bernard Stiegler prend les problèmes d’une façon plus générale, d’ailleurs politique et dans les médias en général, je dirai volontiers ça en effet que, c’est vrai par exemple dans le rapport médecin-patient. Je me souviens très bien quand j’étais jeune - évidemment c’était il y a très longtemps de ça - le médecin qui te soignait, si tu lui posais une question, te rembarrait de façon relativement méprisante en te disant : c’est pas ton boulot, c’est le mien. Par conséquent, il y avait présomption d’incompétence. Et c’est encore vrai d’ailleurs, dans les hôpitaux, je passe dans les hôpitaux et quand le chef de service passe, il ne tient pas compte pratiquement du malade.
Tandis qu’aujourd’hui, les médecins commencent à changer complètement de point de vue. Ils savent déjà que le patient est plus au courant de ce qu’il a, il a pu regarder, etc. Donc on passe de la présomption d’incompétence à la présomption de compétence à peu près dans tous les métiers. Et aujourd’hui c’est dramatique dans la fonction politique, c’est-à-dire, le "peuple", tout ce que tu veux, la population est beaucoup plus compétente qu’on ne le croit. Bien, pas bien, j’en sais rien, ça m’est égal, c’est pas la question. Mais, je raconte volontiers que quand j’avais vingt ans, puisque j’avais la double formation scientifique et littéraire, j’étais devenu épistémologue ce qui est le gros mot pour dire, mot laid d’ailleurs, qu’on s’occupait d’histoire des sciences, ou de méthodologie scientifique. Mais, aujourd’hui, vous qui êtes journaliste, vous allez prendre un micro-trottoir et vous allez devant l’académie, vous allez demander à n’importe quel passant s’il a des idées sur les OGM, sur le nucléaire, sur les mères-porteuses, il a toujours des idées là-dessus. Tout le monde est épistémologue, bien ou mal, j’en sais rien, mais tu vois que le savoir désormais, la présomption de compétence a complètement changée. C’est ça que je voulais dire tout simplement. Et là ça met en jeu en effet quelque chose comme une nouvelle démocratie fondée sur un savoir plus ou moins maîtrisé, mais enfin, qui est de plus en plus répandu.
BS : Je voudrais enchaîner sur ce que vient de dire Michel, parce que pour moi c’est extrêmement important. Dans un de mes deux livres que vous citiez tout à l’heure, je me réfère au livre de Kant qui s’appelle le "Conflit des facultés", qu’il est très important de relire aujourd’hui. Je vous en parle là pour une raison précise c’est que, tout au début d’ailleurs, à la 3-ème ou 4-ème page, Emmanuel Kant dit : "n’oublions pas qu’il y a les sociétés savantes", c’est-à-dire des gens qui ne sont pas dans l’académie, qui ne sont pas des universitaires, qui ne sont pas ce qu’il appelle des savants corporatifs, c’est-à-dire des profs, mais qui sont par contre des gens de la république des lettres, et qui peuvent être n’importe qui. Parce que, déjà à cette époque là, les livres circulent, les gens ont appris à lire et à écrire, grâce à Luther et à Ignace de Loyola, et puis ensuite à Condorcet, et donc de nouveaux savants sont apparus. Aujourd’hui nous vivons cela à la puissance mille, et il est tout à fait fondamental d’écouter ce que disait Michel à l’instant, c’est que il y a de nouveaux savoirs qui apparaissent hors du monde académique. Et ça c’est une question à laquelle le monde académique est ultra-réactionnaire et complètement dans l’illusion. Il ne pourra pas faire sans eux et il faut qu’ils apprennent à travailler ensemble. Par contre ce monde là a besoin du monde académique aussi. Car il ne s’agit pas de plaider pour un amateurat généralisé en terme de savoir qui court-circuiterait la nécessité disons, des pratiques académiques.
Alors, cela étant dit, pourquoi est-ce que j’insiste sur le fait que il faut d’un point de vue, de ce qu’on appellerait en philosophie l’ordre des questions, il faut partir de la question de l’université. C’est l’ordre des questions, après il y a la réalité historique qui n’est pas l’ordre des questions. Il faut tenir les deux bouts, sinon on est dans . . soit on est comme la colombe sans air, soit on est plaqué au sol et incapable de se dresser sur ces deux pattes pour libérer ses deux mains. Donc, si l’on veut poser le problème de l’école, qui est un énorme problème - et là ce n’est pas le numérique simplement - c’est l’école. L’école c’est l’institution de production de la sociabilité sous toutes ses formes. Ce n’est pas simplement pour acquérir un travail, ou des compétences, ou des connaissances, c’est tout simplement pour savoir vivre dans la société dans laquelle on est. On ne peut pas vivre aujourd’hui dans une société comme la nôtre sans être passé par l’institution scolaire, or c’est une institution qui est en train de s’effondrer, littéralement, pour toutes sortes de raisons.
Cette question-là, c’est d’abord la question, pour moi, de la légitimité des savoirs. Il m’est arrivé, il y a pas mal d’années maintenant, il y a dix ans, un collègue, un ancien étudiant à moi m’a téléphoné, prof de philo, me disant j’aimerais que tu viennes faire une conférence au lycée de Quimper pour des profs de sciences de la vie et de la terre qui se sentent de plus en plus désarmés face à leurs élèves, etc. Et moi, j’ai fait une conférence sur les mutations de la biologie moléculaire au moment où sont arrivés les enzymes de restriction, en 1978.
La biologie moléculaire c’est Crick et Watson dans les années 50s, puis le prix Nobel attribué à Jacob et Monod en 1969 (non, c’est 1965), ce n’est pas seulement ça mais disons que ce sont des jalons ce que je dis là. Et puis en 1978, trois savants anglais mettent au point ce qu’on appelle les enzymes de restriction. Qu’est-ce que c’est que les enzymes de restriction ? Ce sont des techniques qui permettent de faire ce qu’on appelle des thérapies géniques, la chirurgie génétique, etc., d’intervenir dans l’ADN, de couper, de modifier un certain nombre de séquences du nucléotide, etc., par des vecteurs qui sont des bactéries, bon, peu importe. (ML : des interventions très pointues . .) Et qui changent la face de la médecine, totalement, et de la biologie.
Or, d’où vient cela ? Ce sont des biologistes moléculaires qui ont mis cela au point. Ça c’est en 1978. En 1969, c’est-à-dire 9 ans plus tôt, un des pères de la biologie moléculaire mondial, François Jacob, dit : "Maintenant la biologie est une science". Parce qu’elle s’appuie sur des mathématisations, des analyses stochastiques, etc. Ça n’est plus simplement le darwinisme comme postulation sur ce que serait le vivant, c’est maintenant quelque chose dont nous pouvons administrer expérimentalement les preuves. Et cela repose, la scientificité de la biologie moléculaire, repose sur le fait que nous savons maintenant que le programme génétique, je le cite littéralement, "ne reçoit pas de leçon de l’expérience", c’est-à-dire qu’il n’est jamais modifié par l’expérience.
Or, que font Werner, Smith et Nathans, (exactement Hamilton Smith, Daniel Nathans et Werner Arber) qui sont les trois savants anglais dont je parle, et bien ils utilisent les résultats de la biologie moléculaire en invalidant ce que dit Jacob comme étant la base même de la biologie moléculaire. Ils font le contraire de ce qu’il dit.
Quand on est prof de sciences de la vie et de la terre et qu’on a des gosses, on est en 1990..95, des gosses qui ont écouté à la télé, P.P.D.A. interroger un savant, puis il se retrouve avec des gosses qui vont lui poser des questions mais qu’il n’a pas la légitimité pour répondre. De toute façon, à l’institut Pasteur il n’y a pas d’accord du tout sur ces questions. Moi-même j’ai eu des conflits avec des gens de l’institut Pasteur sur ces questions. Vous êtes dans une situation de non-savoir, qui n’est pas le non-savoir de Socrate, mais qui est une espèce de non-savoir de fait, qui est créé par l’accélération des savoirs. Ce qui fait que vous avez une délégitimation du prof, parce que le prof n’est plus capable de répondre. Donc dire que le prof c’est celui qui transmet un savoir constitué, c’est une erreur parce qu’il n’y a plus de savoir constitué. On a un savoir en cours de constitution, de permanente ré-élaboration.
Alors, si on ne traite pas cela, et si on ne le traite pas en le mettant en relation avec le numérique, parce que ce qui fait l’accélération c’est le numérique, et avant le numérique c’était la mécanographie, l’analyse de données, enfin toutes ces choses-là, les techniques mathématiques. Si on ne met pas ça en scène, à l’intérieur de l’université, et si on ne forme pas les jeunes physiciens, les jeunes mathématiciens, les jeunes historiens aussi . . Moi j’ai encadré - enfin je n’ai pas encadré, j’étais directeur de l’INA pendant quelques années, les archives, le monde de l’audiovisuel - et j’ai accueillis une thésarde à l’époque, c’était une élève de Marc Ferro, qui était historienne, qui faisait sa thèse sur l’histoire contemporaine et sur le rôle du cinéma et de la télévision dans l’image de la résistance. Je lui ai dis, je vous ouvre les archives de l’INA, prenez tout ce que vous voulez, on vous fournira tout cela, gratuitement - ça coûtait 8ooo francs par jour à l’époque, une journée de consultation d’archives - et vous faites votre thèse comme vous voulez. Maintenant, elle est prof à la Sorbonne. Elle a créé une équipe, elle a une quinzaine de jeunes chercheurs qui travaillent là-dessus.
Faire de l’histoire aujourd’hui, sans connaître l’histoire de la photographie, du cinéma, leur rôle dans l’élaboration du pouvoir, c’est pas sérieux. Or aujourd’hui on ne fait pas ça. Elle le fait, mais elle est une exception. Et je peux vous dire qu’elle a eu beaucoup de problèmes avec l’inspection générale. Parce qu’on disait il y a encore dix ans, l’histoire c’est l’écrit, sinon ce n’est pas de l’histoire. Il y avait Marc Ferro, on le respectait, on le laissait faire son truc, mais on le tolérait. C’est une révolution épistémologique pour reprendre (le propos de Michel Serres) . . de l’histoire qui est derrière tout cela. Alors voilà pourquoi je dis qu’il faut partir de l’université.
Maintenant les profs sont dans les écoles, et les élèves surtout sont dans les écoles. On va pas attendre que l’université pendant 15 ou 20 ans réfléchisse à tout cela. Donc il faut faire des choses. Et bien là justement il faut revenir à ce que disait Michel Serres. Il faut développer . . moi j’appelle cela de la recherche contributive. C’est-à-dire qu’on peut pas attendre 10 ou 15 ans d’avoir repensé ce que c’est qu’une thèse d’histoire ou de physique, pour aujourd’hui intervenir tout de suite dans les classes. Mais par contre on doit mettre en place, on devrait . . moi si j’étais ministre c’est ce que je ferais : je lancerais 500 ou 1000 thèses sur ces sujets-là et je les ferais travailler avec les gosses dans les écoles, tout de suite, pour faire ce qu’on appelait autrefois de la recherche-action.
Kurt Lewin a développé ça aux états-unis, ensuite c’est venu en Europe et ça a donné des résultats formidables, en psychiatrie en particulier. Aujourd’hui on est obligé de re-développer ce genre de chose, avec les technologies numériques qui permettent, en plus qui sont collaboratives, de créer vraiment des groupes de recherche-action. Avec des chercheurs, des directeurs de recherche, des profs, des élèves, des parents, parce qu’il faut impliquer les parents, des hommes politiques. Il y a énormément de choses à faire.
ML : Michel Serres, vous partagez cette idée que, alors que les parents en règles générale ont plutôt le sentiment . . ( MS : oui, oui, il développe très bien ce que j’ai appelé les . . ) mais . . mais aujourd’hui . . on peut peut-être conclure là-dessus, les parents ont plutôt le sentiment que l’espace de l’enseignement est menacé par l’outil informatique, qu’il faut revenir aux fondamentaux, savoir prendre un crayon, savoir écrire, . . là on a plutôt le sentiment que . .
MS : Non. Ni lui ni moi ne sommes d’accord sur ce point . . aucun retour en arrière n’est possible. Le retour en arrière serait simplement de l’intégrisme destructeur et dévastateur encore plus. Il est possible d’ailleurs que ça soit l’essai de retenir l’ancien qui est responsable en grande partie de l’écroulement de l’école. Ça c’est sûr, oui.
BS : La question des parents qui disent il faut ré-apprendre à écrire et tout ça . . c’est la question de ce dont Michel Serres parle dans son livre qui est la motricité, la reconquête de la motricité. Effectivement il peut y avoir un rapport aux médias électroniques en général, numériques ou pas, de passivation, qui est catastrophique, où on arrête de travailler par soi-même. Ce que veulent les enfants je dirais, plus que les parents, c’est redevenir moteur, c’est-à-dire reconquérir une motricité. Mais on peut tout à fait développer une pédagogie numérique, si je puis dire, totalement destructrice de la motricité.
La question n’est ni le numérique, ni le pas numérique. La question c’est le savoir dans son rapport à ces prothèses. Il y a plusieurs rapports possibles à ces prothèses, il y a des rapports qui développe du non savoir, de la bêtification, comment . . Goebbels par exemple était un théoricien de cela, grand théoricien, qui mène à la fois une politique de destruction de la langue décrite par Victor Klemperer et toute une pensée de la propagande qui propose à Fritz Lang de devenir le patron de Babelsberg, etc., etc. Et puis il y a d’autres façons de poser les problèmes.
Alors après, est-ce qu’il faut par exemple, alors voilà . . Zimmermann et Kostakis, deux neuropsychiatres, deux pédopsychiatres de Washington disent : "pas les enfants, jamais devant les écrans animés avant 3 ans, voire 5 ans". Pourquoi est-ce qu’ils disent cela, c’est parce qu’ils ont fait des études, ils sont suivi 3300 familles, ils ont . . c’est ce que dit Michel Desmurget avec lequel je ne suis pas d’accord par ailleurs, parce qu’il est archi-radical, mais . . il est totalement excessif, mais si vous voulez par exemple, ce que disent Zimmermann et Kostakis c’est que la consommation de ce genre de média, à un certain age, ça crée des phénomènes synapto-génétique irréversibles qui font qu’après il ne peut plus y avoir de bases d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Ils le montrent avec des statistiques et l’université du Maryland l’a montré sur 45000 familles. Donc, ce sont des choses énormes.
MS : Il était connu que l’apprentissage de l’écriture recrutait des terminaisons nerveuses assez fines pour permettre par la suite toutes sortes de métiers, y compris la chirurgie du cerveau par exemple. Evidemment, si on arrêtait d’apprendre l’écriture on perdrait ce type de possibilité du point de vue moteur. Alors c’est vrai que le coté du corps, le coté moteur est important, et je dis souvent que je distingue moi les médias suivant la position du corps. C’est-à-dire que si tu regardes la télé, tu es en position passager, et si tu es devant ton ordinateur tu es en position conducteur. Et le corps ne trompe pas. Il est intéressant d’être toujours en position conducteur et non pas en position passager.
ML : Et dans les futures classes on est dans les deux positions ?
MS : Je ne sais pas. Pour ce qui concerne les futures classes tu devrais plutôt t’adresser à madame Soleil.
BS : Par rapport à ça, si vous permettez un petit mot, juste sur la question des classes, et de la classroom, de la room, de la salle. Parce que c’est ça le sujet que pose d’abord Michel Serres. Il se produit quelque chose de très très important. En ce moment, en particulier aux Etats-Unis, pas seulement, au Japon, en Corée, c’est . . les universités deviennent des éditeurs. Je veux dire par là que demain le problème d’une grande université américaine ce ne sera pas combien j’ai d’élèves dans ma classe, c’est combien j’ai de hits sur mes programmes vidéos.