Comment êtes-vous devenu philosophe ?
Il y a eu une expérience de la suspension . . dirais-je dans un langage de philosophe. Il y a 36 ans j’ai été arrêté pour des vols à main armée, des attaques de banque. J’ai été condamné à 8 ans de prison, je n’ai fait que 5 ans. Et pendant ces 5 années, pour des raisons multiples . . sanitaires et thérapeutiques, je me suis voué au travail intellectuel. En prison, ou bien on est capable de faire quelque chose de son temps, ou bien on est détruit par le temps.
Mes parents, mais aussi mon frère aîné . . m’ont donné le goût de la lecture . . J’étais ami d’un philosophe . . Gérard Granel, patron du département de philosophie de l’Université de Toulouse Le Mirail, . . historien de la philosophie, grand philosophe, . . m’a obtenu le droit de faire entrer des livres.
J’avais arrêté mes études en 68. . J’ai vécu cette transition de 68 . . dans l’idée de la génération qui était la mienne, que la politique ça passe par la pensée. Au début j’ai lu beaucoup de littérature, et puis . . je me suis dit pourquoi ne pas étudier. Là j’ai dévoré . . des tas de livres. D’abord de linguistique, d’anthropologie, . . et assez vite des livres qui parlaient de linguistique, . . Derrida, . . Levi-Strauss, . .
J’avais une technique de lecture. Je lisais un livre au moins trois fois. Une première fois de manière cursive, en entourant les mots importants. Une deuxième fois en commentant, en ne relisant pas forcément tout. Et une troisième fois, je faisais une synthèse et une analyse du livre. .
Vous évoquez Derrida, mais vos maîtres à penser sont aussi Simondon, Leroi-Gourhan, Heidegger, tout au moins quand ils pensent la technique. Votre philosophie est basée sur la technique et les nouvelles technologies numériques. En même temps vous vous inspirez des acquis de la psychanalyse, celle de Freud et de Lacan. Vous parlez de pulsion, de surmoi, de sublimation, . . Quel est le lien entre ces deux sources de pensée ?
. . il me paraissait évident qu’avec Freud il s’était passé quelque chose d’essentiel ; qu’une découverte avait été faite, fondamentale, la découverte de l’inconscient. . . En prison j’ai relu Freud . . comme un philosophe . . bien que ce soit un médecin, mais un médecin qui spécule beaucoup, qui théorise beaucoup.
La base de mon travail c’est de poser le problème de la technique, mais . . en tant qu’elle est avant tout un support de mémoire. Derrida, dans "de la grammatologie", parle de Leroi-Gourhan, donc j’ai lu Leroi-Gourhan. Leroi-Gourhan pose que la technique est avant tout un phénomène d’extériorisation de la mémoire, la constitution d’une troisième mémoire. Ça m’est apparu absolument essentiel, parce que parallèlement à ça je lisais beaucoup Platon et Aristote.
J’ai une passion pour Aristote, c’est lui qui . . est le plus important dans mon parcours personnel. . . Ce qui m’a occupé chez Platon, c’est la question de la mémoire, plus précisément de l’anamnèse et de l’hypomnèse, les différentes formes de la mémoire. En particulier de la mémoire hypomnésique telle que Derrida en parle dans son commentaire du Phèdre, de la Pharmacie de Platon. C’est ça qui a fait que je me suis mis à travailler la question de la technique, c’est en partant de la question de la mémoire. Au départ ce qui m’intéresse c’est la question de la mémoire. La technique ne m’intéresse pas en tant que telle, . . il m’est apparu évident avec Leroi-Gourhan qu’on ne peut pas penser la mémoire humaine sans penser la technique.
Dans ce registre-là, j’ai rencontré la question du désir d’abord chez Aristote. Le premier à poser la question du désir c’est Aristote, . . c’est cela même l’aristotélisme, penser le mouvement comme étant le mouvement des âmes, le mouvement du désir. Tout ça fait que j’ai lu Heidegger. Et à travers Heidegger j’ai fait l’expérience de la pensée de l’être pour la mort. Parce que finalement chez Heidegger le temps est pensé à partir de la mort.
Là Freud a pris une dimension absolument capitale, parce que . . le fameux texte "au delà du principe de plaisir" repense toute l’histoire du désir dans laquelle la pulsion de vie et la pulsion de mort deviennent fondamentales.
Depuis quelques années je travaille Winnicott et d’autres psychiatres ou pédopsychiatres ou psychologues anglais, . . qui pour moi posent ces problèmes à travers la psychanalyse des enfants et de l’objet transitionnel. Parce que . . ce que Derrida appelle pharmakon - toute technique est un pharmakon - repose sur cette idée que ce qui fait qu’un enfant peut élaborer et produire son désir - qui n’est pas la pulsion mais le détournement de la pulsion - ne le peut que dans la mesure où il partage avec . . ceux qui font office de parents, d’éducateur, un objet transitionnel.
En 2006 vous avez créé l’association Ars Industrialis. Pour quelle raison ? Est-ce un moyen de rétablir l’influence de la pensée philosophique en politique ?
Ars Industrialis ça c’est fait presque par hasard . . deux choses très importantes s’étaient passé, Richard Durn avait assassiné une partie du conseil municipal, dans un accès de folie meurtrière, et Jean-Marie Le Pen passait devant Lionel Jospin au premier tour des élections présidentielles. . J’ai beaucoup réfléchi sur le passage à l’acte . . d’un point de vue philosophico-politique. Je ne sépare pas la philosophie et la politique, la philosophie c’est la pensée politique.
Je me suis mis à m’intéresser beaucoup à la télévision, au marketing, . . et j’avais fait un travail d’analyse de l’histoire du marketing et aussi du destin de la consommation au début du 21e siècle. J’étais tombé sur premièrement un texte d’André Gorz qui mentionnait l’histoire d’Edward Bernays, le neveu de freud, le géniteur du concept de marketing, . . et je me suis mis à lire Max Weber . . et beaucoup de textes sur l’histoire du capitalisme, du proto-capitalisme, etc. Ça a abouti à un livre "mécréance et discrédit". A la chambre de Berlin on m’a posé une question qu’on m’avait posé dix ou quinze fois : Mais maintenant qu’est-ce qu’on pourrait faire pour lutter contre tout ça ? Et j’ai dit, on pourrait créer une association. C’est comme ça que ça c’est fait. .
Pourquoi ? D’abord pour essayer de penser à plusieurs, et aussi pour une raison précise, . . nous partagions la conviction que ce que disait Paul Valery dans "Regard sur le monde actuel" en 1939 était exact, c’est-à-dire que nous sommes en train de vivre une baisse de la valeur esprit qui est liée à une économie politique qui s’est emparé de la vie de l’esprit et qui dévalorise cette vie de l’esprit. Notre but était de créer un lieu de pensée, . . en permanence en discussion avec la société, en particulier à travers les adhérents.
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