L’art d’être libres en Tunisie et le créalisme from CRÉEL on Vimeo.
(...) L’être humain est un animal essentiellement protocolaire, il met en place des codes et ces codes sont instruments de pouvoir. Par suite, les libérations sont des re-codages, il s’agit d’abord de casser les codes puis ensuite de re-coder. On assimile souvent les révolutions au cassage des codes, mais les vraies révolutions sont aussi dans la phase de re-codage, qui prend évidemment du temps, ne se fait pas sans heurts et sans évolutions qui peuvent être parfois complexes.
J’ai essayé dans ce livre d’expliquer de la manière la plus simple possible ce qu’est le "créalisme". (...) J’ai écrit le manifeste du créalisme en 2007, une sorte de diamant brut, c’est un peu flatteur pour le texte, mais gardons le mot "brut". C’est un texte qui a jailli d’une colère parce qu’en France aussi on vit dans une société qui n’est pas sans problème, qui est aussi critiquable et améliorable. Ce texte de colère que vous trouverez sur internet est aussi un texte d’amour. Un texte d’amour pour qu’il permette de transformer le monde, mais aussi un texte d’amour pour la philosophie. C’est un texte complexe, parce qu’il est sorti comme ça. Ce texte avait quelque chose en lui d’assez actif, il s’est répandu en France et à été traduit à l’étranger, et finalement le mot "créalisme" connaît désormais un chemin assez heureux, contagieux. (...)
J’ai voulu dans ce livre questionner ce qu’est la liberté, ce qu’est la créativité au service de la société et voir dans quelle époque on vivait sachant qu’on est tous maintenant interconnectés, qu’on utilise tous un ordinateur ; vous avez bien vu le rôle d’internet en Tunisie pour ce réveil, cette libération, qui est peut-être une révolution. J’ai voulu à travers l’histoire de ces 50 dernières années et notamment à travers l’histoire du rôle de l’ordinateur, expliquer ce que devenait notre rapport à la liberté.
Je suis parti d’une anecdote assez symptomatique. En 1955, lorsqu’IBM (le fabricant dominant de l’informatique à l’échelle non pas domestique encore mais alors industrielle), installa ses filiales en France, il chercha un autre mot que "computer". Computeur aurait été tout à fait légitime puisque d’origine latine, ça veut dire calculer. Mais le responsable marketing d’IBM a appelé son ancien professeur à l’université et lui a demandé de suggérer un autre mot pour traduire "computer" en français. Une semaine après il est revenu avec un mot, un mot qui désignait au moyen-age l’évêque, celui qui administrait la région, ordonnait les prêtres et décidait qui faisait quoi : l’ordinateur. C’est ainsi que chaque jour nous nous asseyons, avec piété, devant notre "ordinateur" ; en français ça ne veut rien dire d’autre que "organisateur".
En exergue du livre j’ai mis deux citations. Une citation un peu ironique de Maslow qui dit que : "Tout ressemble à un clou pour qui ne possède qu’un marteau."
Et ensuite une citation d’un sociologue et politologue suisse des années 30s, Adolf Gasser, "L’existence des collectivités politiques – prenons-y bien garde – n’est concevable qu’en vertu de ce que nous nommerons un « principe ordinateur ». Or, tout bien considéré, il n’existe que deux principes ordinateurs fondamentaux : celui de subordination et celui de coordination – ou, en d’autres termes : le principe d’administration impérative et celui d’administration autonome. Ou bien l’ordre social est obtenu par le moyen d’un appareil coercitif du monde autoritaire, ou bien il est fondé sur le droit de libre disposition du peuple." C’est le point de départ du livre.
Un des projets essentiels de ce livre est de réconcilier, disons plutôt, les idéalistes, qui pensent que l’être humain n’est pas définitivement un animal compétitif, que l’homme est un loup pour l’homme ; les réconcilier avec l’idée d’"ordre". Toute l’histoire du XXe siècle est aussi l’histoire du divorce entre la gauche et l’idée d’ordre. Pourquoi ? Parce qu’on a vu que l’idée d’ordre peut être associée à des systèmes très inquiétants. Toutes les dictatures reposent sur l’idée qu’un maintient de l’ordre dominant assure la sécurité.
Dans le créalisme il y a une dimension fort sympathique qui est la spontanéité, l’improvisation, l’écart, tout ce qui consiste par des actes enfantins dans le sens joyeux du terme, à casser les codes. Ça on le comprend assez bien. J’ai fait quelques interventions en France, assez drôlatiques, par exemple j’ai remis le prix de l’héroïsme à BHL et à PPDA, c’était dans le cadre du prix de l’héroïne, j’ai improvisé alors le prix de l’héroïsme qu’il faut pour lire les prix littéraires. Ce sont des petits gestes importants parce que, le personnage d’Arlequin, le personnage de Till l’espiègle, sont des personnages qui viennent casser les codes. Un autre versant important du créalisme, beaucoup plus complexe, c’est la coordination, c’est, une fois qu’on a montré que le roi était nu, il faut tout de même administrer le royaume ou ce qui succède au royaume. Trop souvent, on a tendance à déléguer cette ordination à d’autres. D’abord parce que c’est moins sympathique, c’est moins drôle, ensuite parce que ça demande beaucoup de concertation.
Si un pays doit être un laboratoire pour des choses inouïes, pourquoi pas la Tunisie ? Mais ce qui risque fort de se passer, c’est que le pays s’en remette à des modes de fonctionnement existants, parce que c’est plus simple. Très vite le peuple peut vouloir déléguer sa capacité à ordonner, à organiser, par exemple pour aller voir le foot, à des personnes qui vont s’en occuper en ayant tendance (ce que font toujours les détenteurs de pouvoir) à perpétuer leurs intérêts propres.
On voit bien à travers l’utilisation des machines depuis 30 ans, qu’est en train de se mettre en place une nouvelle sorte de gouvernance, assez pratique parce qu’on peut la dire "sans leader maximo", qu’il n’y a plus de dictateur, que c’est l’ordre qui fait régner l’ordre, et que j’ai appelé le "numérisme". Le numérisme c’est cette idée que les codes binaires des ordinateurs permettent à la société de fonctionner, et finalement que les écarts-types humains soient négligeables. C’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui, notamment sur internet. Il y a une standardisation, une transformation en statistiques des comportements humains, dans lesquelles sont inclus également les écarts ; et ça on ne s’en rend pas toujours compte au quotidien.
J’ai essayé dans ce livre de raconter comment l’être humain est dans cette dialectique entre ordination et création, entre subordination et improvisation. C’est une dialectique qui doit être sans cesse repensée et travaillée, et surtout sur un mode où on ne délègue pas sa capacité d’ordination. Moi-même j’ai vu le manifeste du créalisme faire mouvement, pas mal de gens s’y reconnaissent, mais dès qu’on essaie de les fédérer autour d’un projet c’est toujours beaucoup plus compliqué.
Ce qui se passe en occident, c’est que la liberté d’expression, qui pour vous est une valeur neuve et précieuse, est devenue un instrument de contrôle social. Pour 90% des occidentaux, disons 80%, critiquer suffit déjà à évacuer les pulsions de révolte et à les dissoudre. Paris est une ville où on voit énormément de gens critiquer énormément de choses, et pourtant in fine on a un gouvernement assez coercitif depuis quelques années. Les scandales se multiplient, ils font la une des journaux, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait pour autant un levier d’action réelle ; on l’a vu avec les manifestations récentes sur les retraites, ça n’a pas eu pour l’instant de grands effets. On peut même se demander si les syndicats ne régulent pas ses forces de révolte en les orientant vers des revendications, que moi je trouve, superflues.
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