Blog-note de jef safi

p h i l o s o p h e r

avec . . Michel Serres
Des révolutions cognitives

Les 40 ans de l’INRIA / Lille, 1o et 11 décembre 2oo7

mardi 11 décembre 2007

[...] Je ne connais pas d’être vivant, cellule, tissu, organe, individu et peut-être même espèce, dont on ne puisse pas dire qu’il stocke de l’information, ou qu’il traite de l’information, qu’il émet, qu’il reçoit de l’information. Cette quadruple caractéristique est si propre au vivant qu’on serait tenté de définir la vie de cette manière. Mais nous ne pouvons pas le faire parce que les contre-exemples surabondent, en effet je ne connais pas d’objet du monde, atome cristal, montagne, planète, étoile, galaxie, dont nous ne puisse pas dire de nouveau qu’il stocke de l’information, qu’il traite, qu’il émet, qu’il reçoit de l’information. Cette quadruple caractéristique est donc commune à tous les objets du monde, vivants ou inertes.

Nos sciences dures qui ne parlaient autrefois que de force et d’énergie parlent depuis assez récemment de code et ce qu’on appelle le « doux ». Les sciences dures s’occupent aussi du doux.

Cela dit, je ne connais pas non plus d’association humaine, une famille, une ferme, un village, une métropole, une nation, dont on ne puisse pas dire de nouveau qu’elle stocke de l’information, qu’elle traite, qu’elle émet, qu’elle reçoit de l’information.

Voici donc une caractéristique commune aux sciences humaines et aux sciences dures, c’est-à-dire à notre existence et à notre environnement, de telle sorte que le jour où nous avons inventé un objet qui stocke, traite, émet et reçoit de l’information – je veux parler de l’ordinateur – nous avons inventé un outil qui peut s’appeler universel. Pourquoi ? Parce qu’il mime d’une certaine façon le comportement des choses dont je viens de parler. Quelles choses, mais toutes choses ! D’où le caractère universel de cet outil, non pas seulement parce qu’il peut servir à tout, mais parce qu’il mime le comportement, la conduite, le profil des choses de ce monde. Changement, révolution culturelle ou cognitive, mais premièrement pratique.

Autrefois, lorsque j’étais jeune, c’était le paléolithique supérieur, lorsque j’entrais quelque part, dans une échoppe quelconque, je pouvais reconnaître le métier de quiconque par l’observation extérieure et la position de son corps. Si je voyais un homme avec un tablier de cuir brandir une masse sur une enclume, je me disais "voici un forgeron". Si je voyais quelqu’un armé d’une varlope, je me disais "voici un menuisier". Si, par exemple, je voyais une femme avec une blouse blanche tachée de rouge et de vert au milieu des cornues, je me disais "voici une chimiste, ou une pharmacienne". Derrière un guichet, je disais une banquière ou une postière.

Aujourd’hui, où que je rentre, je vois une personne penchée devant son écran, en train de tapoter sa console, je ne peux plus distinguer les métiers, voici de nouveau l’universalité reconnue.

La révolution est par conséquent pratique sur les métiers, révolution culturelle sur les langages. En effet, la distinction entre les éditions anciennes du dictionnaire de l’Académie française et l’édition actuelle est de l’ordre de 20 000 mots. Ce qui est un gradient de croissance qui n’a jamais existé dans aucune langue et dans aucun moment de l’histoire. Et la plupart de ces mots sont des mots de métiers et de science. D’où révolution.

Je vais réfléchir devant vous à cette révolution, du point de vue des quatre caractéristiques considérées, de trois manières. Je vais tenter de décrire cette révolution d’abord dans le temps, ensuite dans l’espace, et enfin pour nous autres les hommes et les femmes qui traitons de ces nouvelles technologies.

Lorsque, tout à l’heure, j’ai parlé de cette quadruple fonction, stocker, traiter, émettre, et recevoir de l’information, j’avais devant l’esprit quelque chose comme un couplage entre un support et un message.

Considérons ensemble ce couplage du support et du message.

Ce couplage a une histoire. Prenons du recul, suffisamment grand pour aller jusqu’au moment où l’humanité n’avait pas encore inventé l’écriture. À l’époque du stade oral, pris dans le sens des linguistes et non de Freud, le support de l’information c’était les corps humains, le cerveau et le corps en entier. Le stockage, le traitement et l’émission c’était le corps, la mémoire, la voix. La totalité de l’organisme recevant, émettant de l’information, se souvenant et la traitant quant à soi.

Considérons brusquement une révolution considérable qui se passe autour du premier millénaire avant J.-C., 500 à 1000 ans avant J.-C., une révolution concernant l’écriture. L’écriture est le premier support extérieur au corps humains, support de peaux de bêtes, puis le papyrus et le papier. Ecriture d’abord signalétique, figurative, puis abstraite avec des alphabets.

Or, dès le moment où le couplage support/message change, le moment de l’invention de l’écriture, dans notre civilisation tout change. Le spectre du changement est assez large :

http://132.203.51.57/fileadmin/loli_H_2011/Conference_Michel_Serres.pdf

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