Ce texte est extrait de l’intervention de Gilles Deleuze au colloque « Michel Foucault, philosophe » organisé les 9, 10 et 11 janvier par l’association pour le centre Michel Foucault. Les actes de ce colloque sont intégralement publiés en aux éditions du Seuil (1989).
La conséquence d’une philosophie des dispositifs est un changement d’orientation, qui se détourne de l’Eternel pour appréhender le nouveau. Le nouveau n’est pas censé désigner la mode, mais au contraire la créativité variable suivant les dispositifs : conformément à la question qui commença à naître au XXe siècle, comment est possible dans le monde la production de quelque chose de nouveau ? Il est vrai que, dans toute sa théorie de l’énonciation, Foucault récuse explicitement « l’originalité » d’un énoncé comme critère peu pertinent, peu intéressant. Il veut seulement considérer la « régularité » des énoncés. Mais ce qu’il entend par régularité, c’est l’allure de la courbe qui passe par les points singuliers ou les valeurs différentielles de l’ensemble énonciatif (de même il définira les rapports de forces par des distributions de singularités dans un champ social). Quand il récuse l’originalité de Nénoncé, il veut dire que l’éventuelle contradiction de deux énoncés ne suffit pas à les distinguer, ni à marquer la nouveauté de l’un par rapport à l’autre. Car ce qui compte, c’est la nouveauté du régime d’énonciation lui-même, en tant qu’il peut comprendre des énoncés contradictoires. Par exemple on demandera quel régime d’énoncés apparaît avec le dispositif de la Révolution française, ou de la Révolution bolchevique : c’est la nouveauté du régime qui compte, et non l’originalité de l’énoncé. Tout dispositif se définit ainsi par sa teneur en nouveauté et créativité, qui marque en même temps sa capacité de se transformer, à moins au contraire d’être rabattu de force sur ses lignes les plus dures, les plus rigides ou solides. En tant qu’elles s’échappent des dimensions de savoir et de pouvoir, les lignes de subjectivation semblent particulièrement capables de tracer des chemins de création, qui ne cessent d’avorter, mais aussi d’être repris, modifiés, jusqu’à la rupture de l’ancien dispositif. Les études encore inédites de Foucault sur les divers processus chrétiens ouvrent sans doute des voies nombreuses à cet égard. On ne croira pas pourtant que la production de subjectivité soit dévolue à la religion : les luttes antireligieuses sont aussi créatrice, de même que les régimes de lumière, d’énonciation ou de domination passent par les domaines les plus divers. Les subjectivations modernes ne ressemblent pas plus à celles des Grecs qu’à celles des chrétiens, et la lumière de même, et les énoncés et les pouvoirs.
Nous appartenons à des dispositifs, et agissons en eux. La nouveauté d’un dispositif par rapport aux précédents, nous l’appelons son actualité, notre actualité. Le nouveau, c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Dans tout dispositif, il faut distinguer ce que nous sommes (ce que nous ne sommes déjà plus), et ce que nous sommes en train de devenir : la part de l’histoire, et la part de l’actuel. L’histoire, c’est l’archive, le dessin de ce que nous sommes et cessons d’être, tandis que l’actuel est l’ébauche de ce que nous devenons. Si bien que l’histoire ou l’archive, c’est ce qui nous sépare encore de nous-mêmes, tandis que l’actuel est cet Autre avec lequel nous coïncidons déjà. On a cru parfois que Foucault dressait le tableau des sociétés modernes comme autant de dispositifs disciplinaires, par opposition aux vieux dispositifs de souveraineté. Mais il n’en est rien : les disciplines décrites par Foucault sont l’histoire de ce que nous cessons d’être peu à peu, et notre actualité se dessine dans des dispositifs de contrôle ouvert et continu, très différents des récentes disciplines closes.
Nous, phénome, nous nous individuons dans des phénomènes, agissons en eux en même temps qu’ils agissent en nous. La nouveauté d’un phénomène par rapport à ses complexions précédentes, nous l’appelons son actualité, notre actualité. Le nouveau c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, phénomes et phénomène, mais plutôt ce que nous devenons en nous individuant ensemble, ce que nous sommes en train de devenir, notre devenir-autre, c’est-à-dire l’Autre virtuel, l’Autre possible, en puissance, et qui s’actualise à la fois en tant que collectivité de phénomes et en tant que phénomène, à la fois individuellement et collectivement.
Dans tout phénomène, on peut distinguer ce qui n’est déjà plus et ce qui advient, c’est-à-dire ce qui dans l’actuel est co-présence de la part de l’histoire et de la part du virtuel, ou encore, pour le dire à la manière de la t’CG, ce qui dans l’actuel est co-présence de la mémoire et de la créativité.
L’histoire, c’est la mémoire, l’intégration de ce qui ne cesse pas de cesser d’être, tandis que le virtuel est l’ébauche de cet Autre qui ne cesse pas de devenir. Si bien que l’histoire ou la mémoire, c’est ce qui nous sépare encore de nous-mêmes, tandis que le virtuel est cet Autre avec lequel nous coïncidons déjà, mais toujours, à la fois, en tant que phénome et en tant que phénomène.
On a cru parfois que Foucault dressait le tableau des sociétés modernes comme autant de phénomènes disciplinaires, par opposition aux vieux phénomènes de souveraineté. Mais il n’en est rien : les disciplines décrites par Foucault sont l’histoire de ce que nous cessons d’être peu à peu, et notre actualité se dessine dans des phénomènes de contrôle ouverts et continus, très différents des récentes disciplines closes.
Foucault s’accorde avec Burroughs, qui annonce notre avenir contrôlé plutôt que discipliné. La question n’est pas de savoir si c’est pire. Car aussi nous faisons appel à des productions de subjectivité capables de résister à cette nouvelle domination, très différentes de celles qui s’exerçaient naguère contre les disciplines. Un nouvelle lumière, de nouvelles énonciations, une nouvelle puissance, de nouvelles formes de subjectivation ? Dans tout dispositif, nous devons démêler les lignes du passé récent et celles du futur proche : la part de l’archive et celle de l’actuel, la part de l’histoire et celle du devenir, la part de l’analytique et celle du diagnostic. Si Foucault est un grand philosophe, c’est parce qu’il s’est servi de l’histoire au profit d’autre chose : comme disait Nietzsche, agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur je l’espère d’un temps à venir. Car ce qui apparaît comme l’actuel ou le nouveau selon Foucault, c’est ce que Nietzsche appelait l’intempestif, l’inactuel, ce devenir qui bifurque avec l’histoire, ce diagnostic qui prend le relais de l’analyse avec d’autres chemins. Non pas prédire, mais être attentif à l’inconnu qui frappe à la porte.
Rien ne le montre mieux qu’un passage fondamental de l’Archéologie du savoir, valable pour toute l’œuvre (p. 172). L’analyse de l’archive comporte donc une région privilégiée : à la fois proche de nous, mais différente de notre actualité, c’est la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l’indique dans son altérité, c’est ce qui, hors de nous, nous délimite. La description de l’archive déploie ses possibilités (et la maîtrise de ses possibilités) à partir des discours qui viennent de cesser justement d’êtres les nôtres ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de ce que nous ne pouvons plus dire, et de ce qui tombe hors de notre pratique discursive ; elle commence avec le dehors de notre propre langage ; son lieu, c’est l’écart de nos propres pratiques discursives. En ce sens elle vaut pour notre diagnostic. Non point parce qu’elle nous permettrait de faire le tableau de nos traits distinctifs et d’esquisser par avance la figure que nous aurons à l’avenir. Mais elle nous déprend de nos continuités ; elle dissipe cette identité temporelle où nous aimons nous regarder nous-mêmes pour conjurer les ruptures de l’histoire ; elle brise le fil des téléologies transcendantales ; et là où la pensée anthropologique interrogeait l’être de l’homme ou sa subjectivité, elle fait éclater l’autre et le dehors. Le diagnostic ainsi entendu n’établit pas le constat de notre identité par le jeu des distinctions. Il établit que nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques ». Les différentes lignes d’un dispositif se répartissent en deux groupes, lignes de stratification ou de sédimentation, lignes d’actualisation ou de créativité. La dernière conséquence de cette méthode concerne toute l’œuvre de Foucault. Dans la plupart de ses livres, il assure une archive bien délimitée, avec des moyens historiques extrêmement nouveaux, sur l’hôpital général au XVIIe siècle, sur la clinique au XVIIIe, sur la prison au XIXe, sur la subjectivité dans la Grèce antique, puis dans le Christianisme. Mais c’est la moitié de sa tâche. Car, par souci de rigueur, par volonté de ne pas tout mélanger, par confiance dans le lecteur, il ne formule pas l’autre moitié. Il la formule seulement et explicitement dans les entretiens contemporains de chacun des grands livres : qu’en est-il aujourd’hui de la folie, de la prison, de la sexualité ? Quels nouveaux modes de subjectivation voyons-nous apparaître aujourd’hui, qui, certainement, ne sont ni grecs ni chrétiens ? Cette dernière question, notamment, hante Foucault jusqu’à la fin (nous qui ne sommes plus des Grecs ni même des chrétiens ...). Si Foucault jusqu’à la fin de sa vie attacha tant d’importance à ses entretiens, en France et plus encore à l’étranger, ce n’est pas par goût de l’interview, c’est parce qu’il y traçait ces lignes d’actualisation qui exigeaient un autre mode d’expression que les lignes assignables dans les grands livres. Les entretiens sont des diagnostics.
C’est comme chez Nietzsche, dont il est difficile de lire les œuvres sans y joindre le Nachlass contemporain de chacune. L’œuvre complète de Foucault, telle que la conçoivent Defert et Ewald, ne peut pas séparer les livres qui nous ont tous marqués, et les entretiens qui nous entaînent vers un avenir, vers un devenir : les strates et les actualités.