Blog-note de jef safi

p h i l o s o p h e r

avec . . Slavoj Žižek
De la tragi-comédie du capitalisme

dimanche 7 mars 2010


Slavoj Zizek par franceculture

Vous venez nous voir à l’occasion de la parution de votre livre "Après la tragédie, la farce !", ou comment l’histoire se répète (Flammarion - Bibliothèque des savoirs). Comment faut-il vous présenter pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, encore que vous êtes aussi connu que Madonna dans le monde. Slavoj Zizek, vous êtes ce qu’on appelle un philosophe, psychanalyste, slovène, star de la gauche radicale, qui peut écrire, penser, sur absolument tout le cyberespace, post-modernisme, Lacan, David Lynch, Alfred Hitchcock, Hegel, et puis citer par coeur les grands philosophes français de gauche que vous aimez, Jacques Rancière, Etienne Balibar, Gilles Deleuze, .. et Alain Badiou. [...] Une réaction à cette phrase de Daniel Bensaïd : "Nous marxistes, nous avons eu tort, mais nous avons eu raison d’avoir tort." Commentaire, monsieur le philosophe ?

C’est une très belle phrase, que j’entends à partir de cette logique profondément léniniste, que pour arriver à la vérité on ne peut le faire qu’à travers des détours, des allers-retours, c’est à dire en passer aussi par avoir du tort. Le tort n’est pas extérieur au processus de la vérité qui se constitue. C’est pourquoi, je veux souligner une chose peut être surprenante concernant mon ami Bensaïd. Je ne veux pas parler de ce que tout le monde sait de lui, de sa politique, de son attachement au trotskisme, de son communisme véritablement démocratique, on connaît tous ça. Je veux signaler autre chose d’assez peu connu, son attachement très profond à la grande culture française. Un jour je lui demandais quelles sont ses grandes figures idéales et il s’est concentré sur deux noms : Jeanne d’Arc (qui d’habitude est plutôt évoquée par les politiques d’extrême droite) et Blaise Pascal. Il me répondit d’une manière pathétique que pour être communiste aujourd’hui on ne peut pas faire l’impasse de Pascal. Il y a là une sagesse profonde. Pour être vraiment révolutionnaire, on doit rester un peu conservateur. Pour voir ce qui se passe de nouveau, on doit jeter un regard sur le monde dans une perspective du passé. C’est la même chose que dans la révolution du passage du cinéma muet au cinéma sonore. Qui a vu toutes les conséquences de l’apport de la voix au cinéma, ce sont ceux qui ont résisté comme Chaplin, comme les russes, etc. Il m’a dit, c’est Pascal, qui a plutôt été un conservateur catholique, qui a immédiatement perçu ce qu’était la modernité, beaucoup plus que les grands progressistes libéraux de cette époque. C’est ça le Bensaïd que je voulais souligner.

Slavoj Zizek, "Après la tragédie, la farce !". Dans la mise en garde de votre livre, j’ai cru me reconnaître. Si le lecteur pense que l’hypothèse du retour du communisme est une farce, on devrait lui confisquer le livre. C’est du pur Zizek ça hein ?

J’aime utiliser ce procédé rhétorique parce que c’est bon de prendre un avantage dès le début, de faire que le lecteur se sente un peu coupable, stupide. Par un peu de terreur intellectuelle.

Il n’y a pas qu’au début du livre. Vous aimez bien jouer avec ça.

Typiquement, quand on m’attaque comme ça, c’est superficiel. Par exemple, j’ai eu un gros problème dans un autre de mes livres en disant que Hitler n’avait pas été assez violent. On m’a dit, mais t’es fou, est-ce que tu dis qu’il aurait du tuer encore plus de juifs ? J’ai répondu, on doit lire toute la proposition. J’ai dit qu’il n’a pas été assez violent au sens où Gandhi a été plus violent que lui. La violence ce n’est pas la violence réactive de tuer des millions de gens. Hitler a fait ça parce qu’il avait peur de vraiment changer quelque chose dans la structure sociale. Je crois que c’est une stratégie tout à fait ... aujourd’hui. On est endormi dans cette idéologie, pas seulement de consommation, mais dans cette idéolgie que je dis Fukuyamaiste.

Vous pensez qu’il faut à chaque fois prendre le lecteur, le sceptique ou le convaincu, surtout le convaincu, à rebrousse-poil ? C’est productif pour la pensée ? D’attaquer, de mordiller ? De mordre même ?

Oui. Oui oui ! Oui oui oui !! C’est Deleuze qui a dit d’une manière très belle que la pensée véritable ça va toujours à contre-courant. Notre, disons naïvement, nature humaine va contre l’acte de penser. La pensée c’est une chose très pénible. On y résiste. C’est un effort très violent de penser. C’est pourquoi on doit choquer, réveiller les gens.

Le titre de votre livre s’inspire d’une formule de Marx commentée par Hegel, alors de quelle tragédie s’agit-il, Slavoj Zizek, et de quelle farce ?

Non, c’est d’abord Marx qui a commenté Hegel. Puis c’est ce vieux gauchiste de l’école de Frankfort, Herbert Marcuse, qui a ensuite commenté Marx d’une très belle façon. Marx a dit l’histoire se répète, la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce. Et Marcuse a ajouté que la farce est quelque fois plus terrible encore que la tragédie.

Je peux donner un exemple. Il y a une raison très profonde. Les seuls films vraiment bons sur l’holocauste sont des comédies. Pourquoi ? Parce que, comme Chaplin jusqu’à (...) Benigni, pour faire une tragédie on a besoin d’une certaine dignité de la victime. Pour jouer ce rôle tragique, il y a toujours cette dignité. Mais quand les choses sont vraiment horribles - on a été tellement écrasé, humilié, à Auschwitz - que c’est ridicule de faire du juif une figure tragique, la seule chose qu’on puisse produire est une espèce de comédie, tellement le propos est désespéré et obscène. C’est ça ma formule. La tragédie c’est le 11septembre, la comédie c’est la crise des finances. La thèse est que l’utopie véritable n’est pas ce vieux socialisme qui a disparu avec la chute du mur de Berlin, mais les années 90s ; elles ont été l’utopie véritable fukuyamaiste. Dans la première décennie de ce siècle, cette utopie a été mise à mort deux fois. Une première fois le 11 septembre, le message politique du 11 septembre c’est que la démocratie libérale occidentale n’est pas une formule universelle. Une deuxième fois, la crise financière a montré les limites du libéralisme pur. ...

Vous vous attaquez à beaucoup d’idéologies. Y compris à celles qui voudraient faire avancer le monde par la gauche. Par une gauche que vous dites ni assez à gauche ni assez radicale. Vous parlez effectivement de Fukuyama, pour dénoncer au fond une idéologie qui s’appuie toujours sur le capitalisme de marché, qui vante un réalisme pragmatique. Vous prenez des exemples qui saisissent le lecteur, vous racontez "Kung Fu Panda", le film d’animation. Quelle est la relation entre Fukuyama et Kung Fu Panda ?

C’est très simple. C’est un dessin animé sur un panda qui mange trop, ordinaire, mais qui rêve de devenir en grand guerrier Kung Fu. Ce qui m’a frappé dans le film c’est que d’un coté il y a toute cette mythologie orientaliste, Kung Fu, destin, acte héroïque, choix, mais en même temps une humeur très vulgaire se moquant de cette idéologie orientaliste. Ce qui m’a frappé c’est comment, même si on se moque de l’idéologie officielle du film, même si le film lui-même se moque de ça, l’idéologie fonctionne quand même. Je crois que c’est ça la formule de l’idéologie aujourd’hui. Je cite aussi, je ne peux résister à la répéter, une anecdote formidable à propos de Niels Bohr. Un jour, il est visité dans sa petite maison, par un ami qui voit au dessus de l’entrée un fer à cheval. L’ami lui fait la remarque que c’est une superstition, pourquoi avez-vous ça là ? Niels Bohr a répondu, bien sûr que c’est une superstition, et je n’y crois pas. Mais j’ai ça là, parce qu’on m’a dit que ça fonctionne même si on n’y croît pas. Je crois que c’est ça l’idéologie aujourd’hui, on croît que ça fonctionne dans la réalité même si on n’y croît pas.

Est-ce qu’au fond vous pensez que la débâcle financière qu’on a connu est la preuve définitive de l’irrationalité du capitalisme ?

Irrationalité ! Comme un vieux marxiste, j’ai un rapport très ambigu avec le capitalisme. Marx le savait, aujourd’hui c’est plus vrai que jamais. Le capitalisme c’est le système le plus productif, le plus dynamique de l’histoire de l’humanité. Mais je dis qu’on doit donner au diable ce qui appartient au diable. Soyons très sérieux. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’histoire de l’humanité, une période où un tel pourcentage de gens ont eu un tel standard élevé de vie, avec des libertés, des sécurités, que dans l’Europe occidentale de les 50 dernières années. Ma peur c’est que ça ne peut pas durer. On s’approche de la fin de ça. Mon problème n’est pas ce qui se passe maintenant, mais la tendance. Où va-t-on ?

On n’est qu’à un début de quelque chose dont vous craignez ...

... pour être très clair, je ne suis pas un de ces marxistes naïfs qui pensent que "Oh voilà la crise financière, c’est la fin ou sinon le début de la fin, ...

Ça n’a pas été le grand soir ?

Non, non, non. Je crois même, je cite Naomi Klein et sa Shock Therapy, que cette crise va être utilisée comme une thérapie de choc pour renforcer le capitalisme. C’est clair qu’aux états unis, avec Obama, que le marche a de plus en plus besoin d’une régulation d’état, d’interventions politiques, etc. Ce qui m’a toujours frappé quand on attaque le libéralisme, mais où est ce libéralisme, si on regarde de près la politique économique des états unis, ce sont des interventions très brutales à l’encontre de ses propres principes de libre marché. On est en train d’admettre ça. Ma formule c’est que l’avenir sera ou bien socialiste ou bien communiste. Par socialisme je veux dire - ce pour quoi le national-socialisme n’a pas été national-communisme - une espèce de nouveau système hiérarchique dirigé autoritaire, pas d’un autoritarisme du vieux type, je pense plutôt de plus en plus à quelque chose entre la Chine d’aujourd’hui et l’Italie de Berlusconi. Ce que Michel Foucault appelle ubuisme de pouvoir, c’est comme Groucho Marx au pouvoir.