Extraits de Essai sur les données immédiates de la conscience - 1889
[...] Quand je suis des yeux, sur le cadran d’une horloge, le mouvement des aiguilles qui correspondent aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée comme on pourrait le croire. Je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience, se poursuit, qui constitue la durée vraie. C’est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j’appelle les oscillations passés du pendule, en même temps que je perçois l’oscillation actuelle.
Or, supprimons pour un instant le moi qui pense ces oscillations du pendule, une seule position même de ce pendule, point de durée par conséquent. Supprimons d’autre part le pendule et ces oscillations. Il n’y aura plus que la durée hétérogène du moi. Sans moments extérieurs les uns aux autres, sans rapport avec le nombre. Ainsi dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque. En dehors du moi, extériorité réciproque sans succession. Extériorité réciproque puisque, l’oscillation présente est radicalement distincte de l’oscillation antérieure qui n’est plus. Mais absence de succession puisque, la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé et juxtapose les deux oscillations ou leurs symboles dans un espace auxiliaire. Or, entre cette succession sans extériorité et cette extériorité sans succession, une espèce d’échange se produit, assez analogue à ce que les physiciens appellent un phénomène d’endosmose.
Comme les phases successives de notre vie consciente, qui se pénètrent cependant les unes les autres, correspondent chacune à une oscillation du pendule qui lui est simultanée ; comme d’autre part ces oscillations sont nettement distinctes puisque l’une n’est plus quand l’autre se produit ; nous contractons l’habitude d’établir la même distinction entre les moments successifs de notre vie consciente. Les oscillations du balancier la décomposent pour ainsi dire, en parties extérieures les unes aux autres. De là l’idée erronée d’une durée interne homogène analogue à l’espace dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer.
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Il n’est pas douteux que le temps ne se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est-ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage. Mais d’un écoulement et d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes. L’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule, et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe. La chose et l’état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition, et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. Elle est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient distincte d’un passé dont elle assurerait la conservation, c’est une mémoire intérieure au changement lui-même. Mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse.
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Quant à la vie psychologique, telle qu’elle se déroule sous les symboles qui la recouvrent, on s’aperçoit sans peine que le temps en est l’étoffe même. Il n’y a d’ailleurs pas d’étoffe plus résistante, ni plus substantielle, car notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant. Il n’y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. Du moment que le passé s’accroit sans cesse indéfiniment aussi il se conserve. La mémoire n’est pas une faculté de classer des souvenirs dans un tiroir ou de les inscrire sur un registre. Il n’y a pas de registre. Pas de tiroir. Il n’y a même pas ici à proprement parler une faculté, car une faculté s’exerce par intermittence, quand elle veut ou quand elle peut, tandis que l’amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trève.
En réalité le passé se conserve de lui-même, automatiquement, tout entier sans doute il nous suit à tout instant. Ce que nous avons senti, pensé, voulu, depuis notre première enfance, est là penché sur le présent qui va s’y joindre pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors.
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Extrait de Matière et mémoire - 1896 On peut imaginer bien des rythmes différents qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences et par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. Cette représentation de durées à élasticités inégales est peut-être pénible pour notre esprit qui a contracté l’habitude utile de substituer à la durée vraie, vécue par la conscience, un temps homogène et indépendant. Mais d’abord il est facile, comme nous l’avons montré, de démasquer l’illusion qui rend une telle représentation pénible. Et ensuite cette idée a pour elle, au fond, l’assentiment tacite de notre conscience. Ne nous arrive-t-il pas de percevoir en nous, pendant notre sommeil, deux personnes contemporaines et distinctes dont l’une dort quelques minutes, tandis que le rêve de l’autre occupe des jours et des semaines ? Et l’histoire toute entière, ne tiendrait-elle pas en un temps très court, pour une conscience plus tendue que la nôtre qui assisterait au développement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution ? Percevoir, consiste donc en somme, à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différentiés d’une vie plus intense et à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser.
Bergson énonce la nature à la fois continu et hétérogène du temps profond, du temps ralenti diraient Deleuze et Guattari, du temps vécu. Pour la ’tCG, cette distinction s’exprime d’une part dans la continuité intrinsèque de la monade (persévérance dans son être au sens spinozien) et d’autre part dans l’hétérogénéité entre continuités des monades. Hétérogénéité perçue mutuellement entre monades, induite par différentiation de leurs conatus. Dans un monde hétéromogènes de monades à conatus semblables, la durée profonde, comme continuité hétérogène, de chacun des phénomes que sont les monades, devient discontinuité homogène de la durée convenue comme référentielle, entre les phénomes, c’est à dire pour le phénomène que constitue la synchronisation de ces phénomes.
Pour le dire autrement, la durée profonde "continue et hétérogène" des phénomes, durée anisotrope, émerge au coeur du phénomène sous la forme d’une durée "discontinue mais homogène", dite "temps", intériorisée par les phénomes du phénomène comme isotrope, en cela non pas spatialisée comme on serait tenté de le dire mais bien .. isotropisée. Ainsi le temps est-il l’intériosation de la durée isotrope, convenue, du phénomène par la mémoire des phénomes, lorsque cette durée devenue temps, synchronisateur, est un des opérandes des récursions 1N1 qui constituent le phénomène émergent.
Ainsi, et c’est un énoncé fondamental de l’ontologie de la ’tCG, la durée du phénomène est le temps convenu de ses phénomes, une durée phénoménologique qui ne per-dure que par les mémoires synchronisées des phénomes qui la constituent, et par là même qui constituent la mémoire du phénomène. Le phénomène émerge de la multiplicité hétéromogène comme une résonAnce 1N1, comme des résonances et des battements d’algorithmies 1N1 superposées.
La perception (des monades, et donc des phénomes) est celle des différentiels de leurs ralentissements respectifs, perceptions mutuelles hétéromogènes. La perception qui est bien alors le primat phénoménologique au sens de Merleau-Ponty, mais seulement primat objectif de la subjectivité des monades et donc des phénomes.