. . puis parties 2 .. 3 .. 4 .. 5http://www.youtube.com/watch?v=-qka... .. 6 .. 7 .. 8 .. 9 .. 10 .. 11 .. 12
[1/12] "Je vous remercie de cette invitation. C’est la première fois que je parle dans votre université, c’est un grand plaisir et un honneur pour moi.
J’ai proposé comme titre de ce livre ce qui pourrait être un réenchantement du monde. Avec cette expression, je prends le contre-pied, ou en tout cas j’essaie de montrer, qu’un cycle est en train de s’achever. Une autre manière de décrire ce qui pourrait être l’avènement de la postmodernité. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais dire un mot sur quelque chose qui est assez difficile à comprendre : c’est ce thème de l’imaginaire, qu’il faudrait peut-être comprendre simplement en termes de climatologie.
De la même manière qu’on est tributaire d’un climat stricto sensu météorologique, on est aussi tributaire d’un climat spirituel : l’atmosphère, l’ambiance, j’insiste bien, ce qui dans le sens logique ou philosophique du terme, va nous déterminer. La thèse centrale de Max Weber, dans "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme", est de montrer que le capitalisme, la société moderne, est déterminée par une interprétation théologique. On a critiqué un peu cet aspect trop mécanique de présenter le problème, mais personnellement je considère que c’était une bonne mise en perspective. Il y a une petite phrase au début de son livre qui dit : "on ne peut comprendre le réel qu’à partir de l’irréel." (ce qui est réputé irréel). Cet irréel, c’est l’interprétation théologique. C’est à la fois quelque chose qui est vaporeux, nébuleux, et en même temps c’est de ce coté vaporeux que va émerger la société moderne. C’est ça pour moi l’imaginaire. Quelque chose qui ne peut pas se compter, se comptabiliser, quelque chose dont il est délicat, difficile, de cerner les contours, et pourtant c’est cela même qui va nous permettre de comprendre quelle est la forme de la vie sociale.
Permettez-moi de rappeler la notion d’épistémé chez Michel Foucault qui rejoint exactement ce même problème. Rappelons une chose simple, cette espèce animale qui est la nôtre, a comme spécificité de raconter ce qu’elle est. Un amour n’existe que parce que cet amour dit ce qu’il est. Il en est de même de l’amitié. Un pays n’est tel qu’il est que parce que ce pays se raconte son histoire. Peu importe que cette histoire soit vraie ou fausse, qu’elle soit de l’ordre du mythe ou de l’illusion absolue. Il faut qu’on parle ! Le fait de parler fait naître les choses. Un grand titre de Michel Foucault est "Les mots et les choses", où il montre comment il y a un rapport constant entre le fait de dire et le fait d’être. C’est là qu’il propose la notion d’épistémé. Il rappelle que pour dire la connaissance que l’on a de soi-même, dans la tradition grecque il y a deux mots : la théorie, c’est la théorie pure, la connaissance pure, et l’épistémé qui est la connaissance qui s’organise, qui s’applique. Il donne un exemple très simple : la mythologie, ce par quoi la cité grecque se raconte. Et suivant l’interprétation que l’on fait de la mythologie, il y a une organisation de la cité. L’interprétation que vont donner Athènes d’une part et Spartes d’autre part, vont être deux interprétations de la mythologie, deux cités.
[2/12] Suivant la manière dont on raconte quelque chose, de la connaissance qu’on a de cette chose se crée une vie afférente. Il montre ensuite qu’au moyen-age, l’épistémé dominante va être la théologie, non pas l’interprétation des amours et des guerres des dieux et des déesses de la mythologie, mais là la manière dont on comprend le Dieu unique. En fonction de cette interprétation théologique, va se fonder une organisation de la cité : les diocèses, les monastères, voire le travail, les corporations. Toute l’organisation de la cité va être déterminée par l’interprétation théologique. Il poursuit son analyse, en montrant comment après la renaissance, il va y avoir l’épistémé moderne, une interprétation que l’on va avoir de la vie en société et d’où va naître une organisation afférente de la société.
On peut appliquer le même schéma pour comprendre ce qui est en gestation en ce moment. Comme il y a eu la mythologie, la théologie, la philosophie moderne, peut-être est en train de s’achever une épistémé et va naître autre chose. Ce que nous montre sur la longue durée les histoires humaines, la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Ce qu’on appelle actuellement "la crise", n’est pas du tout pour moi une crise économique, qui n’est pas simplement une crise financière, mais est selon moi l’expression - au sens propre du terme - de la saturation de l’épistémé moderne qui annonce l’émergence d’une nouvelle épistémé. Si on tentait ici une définition de la crise, on dirait que c’est le moment où on n’a plus conscience de ce que l’on est, où n’a plus confiance, et que tout comme dans une carrière humaine il y a des crises existentielles, et bien dans une carrière sociétale c’est quelque chose de cet ordre qui est en cause. Je dis bien, qu’une manière de se comprendre qui a pu être féconde devient inféconde. Il y a changement de paradigme - pour reprendre cette expression que Thomas Hume utilise pour l’histoire des sciences - changement de cette matrice dans le sens biologique du terme, où il y a eu de la vie, mais qui devient inféconde, jusqu’à ce que un autre paradigme, une autre matrice, puisse émerger. Voilà ce que moi j’appelle l’imaginaire. Quelque chose qui est englobant et d’un point de vue des sciences sociales il faut être sensible à cette dimension englobante, même si on ne peut pas le comptabiliser et en définir tous les contours.
Sur cette base je reprends ici, d’une manière un peu caricaturale, une proposition du sociologue Piotr Sorokin, qui le dit pour les grandes oeuvres de la culture mais que l’on peut appliquer à l’interprétation de nos sociétésactuelles : il observe un grand balancement entre les grands moments rationalistes et les grands moments sensualistes. Par parenthèses, bien sûr on retrouve ce balancement dans l’oeuvre philosophique de Nietzsche, dans celle de Walter Pater en histoire de l’art, qu’on retrouve aussi en sociologie chez Karl Mannheim. Si l’on reprend les grandes figures emblématiques - dans le sens de Durkheim, un totem autour duquel consciemment ou inconsciemment on va se rassembler, exister socialement - ces grandes figures emblématiques sont Prométhée et Dionysos. Je dis bien que c’est une forme de caricature, la réalité est plus subtile et nuancée, mais pour nous aider à penser ce changement de paradigme on peut la prendre méthodologiquement.
Je vais vous proposer quatre mots clés qui délimiteraient le paradigme moderne. Quand je dis moderne c’est ce qui commence au 17e siècle, ce qui trouve une expression philosophique dans les lumières au 18e siècle, ce qui se formalise à travers les grands systèmes sociaux du 19e, qui va bien fonctionner jusqu’à la moitié (50..60) du 20e siècle et qui va peu à peu se saturer à partir de ce moment-là. C’est maintenant que l’on prend conscience de cette saturation.
[3/12] Le premier de ces mots clés, qui est un mot fort simple, qui n’a pas toujours existé, qui n’existera pas toujours, est le mot travail, la valeur travail. C’est tout au début du 19e siècle que le travail devient une valeur. Lorsque Emmanuel Kant essaie de déterminer quels sont les impératifs catégoriques, c’est à dire les "tu dois" - qu’on intègre sans y faire attention, qu’on suce avec le lait maternel, qu’on intègre dans le processus d’éducation, qui constitue l’esprit de l’époque -, le premier de ces impératifs catégoriques c’est le travail, comme instrumentalisation de la vie. La définition qu’en donne Kant est de ce point de vue intéressante, à la fois très simple et instructive, il dit qu’il y a dans cette action sur le monde, la réalisation de soi et la réalisation du monde. On est quelqu’un, on ne se réalise, que si il y a cette valeur travail. Dans la systématique des valeurs modernes, le travail devient le pivot autour duquel s’organise toute la vie sociale, et bien sûr toute la vie individuelle. Tout au long du 19e siècle cette valeur se formalise, se précise, ce qui après dans Le Capital de Marx devient la "valeur travail". Cette grande oeuvre marxienne qu’est Le Capital repose sur ce mythe, sur cette figure, qui est une très grande figure pour Marx : Prométhée déchaîné, Prométhée qui détruit les chaînes de la servitude de l’obscurantisme, grâce et par le travail. Voilà ce qu’est le fondement même de l’épistémé moderne. je dis bien, il n’y a pas forcément conscience de cela, peut-être même faudrait-il le poser en terme d’inconscient collectif, mais c’est un impératif qui va se diffuser lentement mais sûrement dans toutes les institutions sociales.
Le deuxième mot clé, j’y ai fait allusion tout à l’heure, c’est ce grand rationalisme dominant. Je fais une petite précision. La rationalité est une caractéristique de l’espèce animale, c’est cette aptitude à établir des liens de cause à effet. Le rationalisme, c’est quand cette rationalité de base devient la seule et grande idéologie. Le suffixe "isme" renvoie bien le mot à son sens simple : une idéologie. Toute la vie individuelle et toute la vie sociale, va être contaminée par cette idée (réductrice) de raison. C’est ce que Weber appelle : la rationalisation généralisée de l’existence ; ce qui a abouti à ce qu’il appelle : le désenchantement du monde. Petite parenthèse encore, Weber, pour bien expliquer cette rationalisation, montre comment à la fin du 19e siècle, par le biais de la psychanalyse, même cette chose très simple, animale, instinctuelle, qu’est la sexualité, va devoir dire pourquoi elle agit de telle ou telle manière. C’est moi ce que j’appelle la capillarisation du rationalisme. Rien ne peut échapper alors à la grande domination de la raison. Même le terme très simple que l’on emploie : "social", que l’on voit naître au 18e siècle, se vulgarise au 19e et signifie "l’être ensemble rationnel" qui évacue toutes autres choses, les passions, les émotions, les affects sous leurs diverses formes. Les évacuer, ou les mettre dans des endroits déterminés qui ne sont plus dans l’ordre du public.
[4/12] Le troisième mot clé, est là encore une spécificité et une exception moderne, je ne dirais pas ici qu’il n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours, c’est l’utilitarisme. Là encore dans le rapport à soi, dans le rapport à la nature, dans le rapport à la vie sociale, ne vaut que ce qui sert à quelque chose. Encore jusqu’à la renaissance, l’idée de dépense, l’idée de somptuosité, était un élément structurel de la vie sociale, là tout au long du 19e siècle c’est uniquement l’utilité qui prévaut. C’est sur cette perspective, là encore Weberienne, qu’une pensée philosophique comme celle de Heidegger parle d’ustensilarité. Ce mot "ustensile" est à prendre au pied de lettre comme ustensile de cuisine, ce qu’on peut manipuler, manœuvrer pour être utile. Restons sur cette idée essentielle. Manipuler, manœuvrer, c’est à dire ce que j’ai à la main. Ce que je peux changer de place. Ce que je peux dominer. La racine essentielle de cet utilitarisme, c’est la grande idée cartésienne : l’homme maître et possesseur de la nature. Que ce soit notre nature individuelle, que ce soit la nature environnante, que ce soit la nature sociale. C’est la grande idée de maîtrise, de domination ; un sujet rationnel qui domine un objet inerte. Les étymologies sont instructives, l’objectum, l’objet, qui est là jeté devant moi, que je peux manipuler à loisir. Toute l’épistémé moderne repose sur cette domination du monde, domination du monde social, domination du monde naturel. Le grand idéal de cette domination et de cette maîtrise, est que rien ne doit échapper à cet ordre. A bien des égards, on peut se demander si ce n’est pas cette logique de la domination qui aboutit à la dévastation du monde et à la dévastation des esprits.
Le quatrième mot clé, c’est la temporalité. Je dis souvent à mes chercheurs, on ne peut bien comprendre un ensemble social quel qu’il soit, du micro-groupe à la civilisation, si on repère sur quel élément de la triade temporelle ce groupe met l’accent : passé, présent, futur. On a des grands ensembles civilisationnels pour lesquels ce qui a été important c’est le passé : ce qu’on appelle les sociétés traditionnelles, au sens étymologique du terme latin trada, ce qui a été donné je le transporte. Toutes les manières de penser, et toutes les manières d’agir, sont déterminées par ce qui a été dit, par ce qui a été fait. Le moyen-age encore, était traditionnel. Nombre de sociétés rurales sont restées dans cet ordre traditionnel. Il est d’autres grands ensembles civilisationnels, dans lesquels l’élément déterminant est le présent. Ce qui a constitué la temporalité moderne c’est le futur. Je rappelle encore que dans l’histoire des idées, c’est au 19e siècle que s’élabore d’une manière philosophique ce qui va devenir la philosophie de l’Histoire, avec un grand H. L’humanité partie d’un point A de barbarie, va arriver à un point B de civilisation absolue.
C’est le mythe du progrès, la marche royale du progrès, vers un avenir radieux, qui fait de ce terme de progrès et de progressisme, est notre opinion commune, notre idéologie, le climat dans lequel nous baignons. Personne n’ose dire qu’il n’est pas un homme ou une femme de progrès. Ce progressisme natif n’est que l’expression simple de cette philosophie de l’Histoire.
[5/12] Tous les grands système sociaux du 19e siècle, les grands récits de référence (pour reprendre Lyotard), les grands discours d’émancipation, les grands systèmes marxistes, le fonctionnalisme, le positivisme, et quelques autres comme ceux là, sont des systèmes sociaux dont le non-dit et l’affirmation théorique reposent sur ce progressisme, ce progressisme natif. Les deux grands systèmes prédominants au 19e, le marxisme et le freudisme, reposent sur cette temporalité du futur, sur ce grand idéal. La société parfaite dans la perspective marxiste, et dans la perspective freudienne l’idée de sublimation. Le petit enfant a une jouissance animale, il faut qu’il humanise cette jouissance, qu’il maîtrise ses sphincters, pour atteindre le mécanisme de la sublimation, sublimer ce qui est une jouissance immédiate. L’expression freudienne est de ce point de vue éclairante, il parle de "report de jouissance". Dans cette petite phrase de rien du tout, on va avoir tout le processus éducationnel, le grand idéal de la projection.
Voilà ce que sont ces quatres mots clés. La valeur travail comme pivot, le rationalisme comme système, l’utilitarisme comme but, l’ensemble reposant sur la matrice temporelle du futur. Il y a un mot d’ailleurs très simple, quotidien, qu’on va retrouver dans le politique, dans l’économie, dans la vie personnelle, et qui résume toute cette culture-là, qui est l’idée du projet. Dans son sens étymologique latin projectum, je jette un but en avant, et par tactique et stratégie, j’ajuste mes moyens à ce but. On a dans le mot de projet, mot de base, actuellement incantatoire, on a la cristallisation de la culture moderne.
A mon sens il y a actuellement un point d’inversion ; une inversion de polarité. La difficulté qui est la nôtre, c’est que dans ces glissements de paradigme une culture officielle va perdurer, une culture institutionnelle, qui va continuer à être la culture des institutions. Il y a un décalage, un désaccord, un désamour, entre cet institué et ce qui est instituant, ce qui arrive. Je prends deux images. Une que j’emprunte à l’astrophysique : il faut du temps pour voir qu’une étoile est morte. Autre métaphore, empruntée à la physique stricto sensu : quand un gros aimant a perdu sa force attractive, il lui reste encore une rémanence, il peut encore retenir la limaille de fer.
Voilà ce qui me paraît être en jeu. On continue à rester par notre enseignement, par l’organisation de la vie économique, par l’organisation de la vie sociale, sur ce bloc de grande valeurs modernes, mais le vécu de la vie quotidienne est tout à fait ailleurs. Là il y a un problème.
[6/12] Comment peut-on penser ce qui est vécu ? Voilà le problème. Pour citer encore Max Weber, il faut être à la hauteur du quotidien. Ce qui est là, il faut savoir le penser. C’est notre défi d’un point de vue intellectuel. Pour ce faire, je vais d’une manière encore un peu simpliste, proposer quatre mots clés qui représenteraient ce qui serait à l’état naissant. Sur ce que j’ai dit tout à l’heure, avec ses mots et d’autres, il y a un petit peu d’accord ; simplement parce qu’il y a le recul. Ce que je vais dire là maintenant, est vraiment de l’ordre de l’hypothèse, n’a pas encore la formalisation d’un système, ne rassemble qu’une série d’indices.
Le premier de ces mots clés serait de mon de vue la reprise de l’idée de création. On peut décliner cela de diverses manières, je dis création, créativité, créatif. En termes un peu logiques, on a dans la création une structure anthopologique. Le travail n’est qu’une modalité de cette structure, la modalité ou une modulation, c’est à dire une forme particulière que la création a pris pendant un moment. On a toute une série d’indices qui montrent que au-delà de la valeur travail, il y a la reprise de la dimension plus globale, plus holistique de la création. Cette perspective Nietzschéenne, un peu prophétique, qu’on va retrouver chez Zimmel qui est : faire de sa vie une oeuvre d’art. L’accent mis sur le qualitatif de l’existence : ne plus perdre sa vie à la gagner. C’est cela la relativisation du travail, dans le sens de ce relativisme dont parle Zimmel, ce qui avait inspiré cet idée du polythéisme des valeurs chez Weber. Non plus la valeur travail comme étant le pivot, mais le travail au coté de quantité d’autres choses. Si je le dis d’une manière grammaticale, ce n’est plus un impératif catégorique, ça devient un optatif. Ce n’est plus le "tu dois", mais "il faut bien". Et dans ce glissement du "tu dois" au "il faut bien" on a tout ce qu’on va observer sous sa dimension qualitative, beaucoup plus holistique qui va mettre l’accent sur l’entièreté de l’être. Un des indices majeurs, c’est cet espèce d’hédonisme ambiant. Au-delà d’une simple conception économique du monde : le prix des choses sans prix. Voilà pour moi la première piste.
Le deuxième axe, dans cette perspective, c’est de voir comment le rationalisme va laisser la place à autre chose. Je voudrais être précis la-dessus. La saturation du rationalisme ne renvoie pas à une sorte d’irrationalisme. Je rappelle là encore une proposition de Weber : le non rationnel n’est pas irrationnel. A la manière de Vilfredo Pareto : le non logique n’est pas illogique. On voit des quantités de pratiques juvéniles en particulier, qui ne rentrent pas dans le rationalisme de la société bourgeoise, mais qui ont leur raison propre. Moi j’appelle cela : la raison sensible, en jouant un peu de cet oxymore. Je veux dire par là que la raison, dans le fond, est remise dans son cadre plus général, celui du corps.
[7/12] Quand on regarde avec du recul, on se rend compte que ce rationalisme moderne a été une sorte de schizophrénie, dans son sens simple de la schize : on découpe et on ne met l’accent que sur un morceau.
Il y a eu de la performativité là dedans, on a là toute une série d’éléments qui montrent que ce rationalisme a pu devenir morbide, dans le rapport à soi, dans le rapport à la nature, dans le rapport aux groupes sociaux. Ma proposition de deuxième axe est l’idée de corporéisme. Pas simplement le rationalisme, mais presque une systématisation autour du corps dans son ensemble. Je prend ici trois paramètres : le corps que l’on habille - la mode qui n’est plus quelque chose de marginal, mais qui va contaminer l’ensemble de la vie sociale, comme toujours pour le meilleur et pour le pire ; on voit bien comment magasin et magazines aidant, se fait la mode du monde - ; le corps que l’on soigne - la diététique sous toutes ses formes de modulations- ; et troisièmement, le corps que l’on construit. Ce corporéisme n’est plus une marginalité, n’est plus l’apanage d’une élite, de quelques uns. Il faut le penser en termes de contamination, en terme d’épidémiologie. Le rappelle là encore une définition de Michel Foucault : au 19e le corps n’est légitime que s’il produit ou reproduit.
Ainsi que cela s’est vu en d’autres époques, il y a là une valorisation du corps pour lui-même, et ça va avoir toute une série de conséquences sociétales. On retrouve à la fois sous la plume de Nietzsche, de Simmel, de Weber, une phrase un peu curieuse mais fort instructive, ils disent : à certains moments la profondeur se cache à la surface des choses. A certains moments, il y a de la peau sociale. Comme un corps individuelle n’existe que parce qu’il y a la peau, dans le corps social il y a aussi de la peau, de la superficialité. C’est ça ce rapport entre la profondeur et la surface. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Il ne faut pas chercher le sens des choses dans le lointain, mais bien dans une jouissance ici et maintenant.
Le troisième mot clé - là encore j’essaie de trouver des mots qui soient le moins faux possible, ce ne sont pas encore des concepts - à l’opposé de l’utilitarisme, c’est l’esthétisation de l’existence. Quand je dis esthétisation, je veux revenir à ce qu’était l’étymologie du terme. De Platon jusqu’à la fin du 18e siècle, le mot grec aesthesis désignait les émotions collectives qu’on éprouvait ensemble. Devant une sculpture, un tableau, une pièce musicale, il y avait cette dimension dynamique dans l’aesthesis. A partir du début du 19e, on va appeler esthétique l’objet sur lequel se porte l’émotion. La dynamique est devenu statique. Quand je dis esthétisation c’est pour revenir à cette étymologie. Tout est bon dans le fond, pour que s’expriment ces émotions et ces passions collectives. Émotions musicales, sportives, religieuses, dans une idée de vibration commune. Alfred Schütz parle à ce propos de syntonie. Il dit ça dans son article sur la musique ; on peut bien sûr extrapoler et élargir le propos partout où il y a ces vibrations communes. Tout est bon pour faire la fête. Cette esthétisation de l’existence est une manière de réintégrer d’une manière diffuse toute une série de paramètres que par efficacité on avait laissé de coté : le ludique, l’onirique, le magique, etc.
[8/12] Ça a souvent existé, le jeu, l’image, la fête, mais c’était quelque chose à part. Là il faut les interpréter en terme d’épidémiologie, comme un processus de contamination. On voit bien comment, le développement technologique aidant, cette épidémie se répand. Le dernier de ces mots clés, - bien sûr vous voyez où je veux en venir -, c’est la temporalité, cette temporalité présentéiste. Je dis bien présentéiste, c’est-à-dire comment, à l’opposé du projet, à l’opposé du report de jouissance, on a une forme de rapatriement de la jouissance. Ce qu’on retrouve régulièrement dans les histoires humaines. Rappelez-vous ce que je disais sur le balancier. On voit comment le 3e et le 4e siècle de notre ère, puis le 14e et le 15e siècle, et pour moi maintenant, il y a cette focalisation sur le présent, au sens propre du terme où il n’y a plus de pro-jet. 2’30
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